« Un livre qui part d’une idée simple : raconter l’histoire des croisades telles qu’elles ont été vues, vécues et relatées dans ‘‘l’autre camp’’, c’est-à-dire du côté arabe. Son contenu repose, à peu près exclusivement, sur les témoignages des historiens et chroniqueurs arabes de l’époque. » Amin Maalouf.

Extrait:

« Alors que pour l’Europe occidentale l’époque des croisades était l’amorce d’une véritable révolution, à la fois économique et culturelle, en Orient, ces guerres saintes allaient déboucher sur de longs siècles de décadence et d’obscurantisme. Assailli de toutes parts, le monde musulman se recroqueville sur lui-même. Il est devenu frileux, défensif, intolérant, stérile, autant d’attitudes qui s’aggravent à mesure que se poursuit l’évolution planétaire, par rapport à laquelle il se sent marginalisé. Le progrès, c’est désormais l’autre. Le modernisme, c’est l’autre. Fallait-il affirmer son identité culturelle et religieuse en rejetant ce modernisme que symbolisait l’Occident ? Fallait-il, au contraire, s’engager résolument sur la voie de la modernisation en prenant le risque de perdre son identité ? Ni l’Iran, ni la Turquie, ni le monde arabe n’ont réussi à résoudre ce dilemme ; et c’est pourquoi aujourd’hui encore on continue d’assister à une alternance souvent brutale entre des phases d’occidentalisation forcée et des phases d’intégrisme outrancier, fortement xénophobe.
À la fois fasciné et effrayé par ces Francs qu’il a connus barbares, qu’il a vaincus mais qui, depuis, ont réussi à dominer la Terre, le monde arabe ne peut se résoudre à considérer les croisades comme un simple épisode d’un passé révolu. On est souvent surpris de découvrir à quel point l’attitude des Arabes, et des musulmans en général, à l’égard de l’Occident, reste influencée, aujourd’hui encore, par des événements qui sont censés avoir trouvé leur terme il y a sept siècles. Or, à la veille du troisième millénaire, les responsables politiques et religieux du monde arabe se réfèrent constamment à Saladin, à la chute de Jérusalem et à sa reprise. Israël est assimilé, dans l’acception populaire comme dans certains discours officiels, à un nouvel État croisé. Des trois divisions de l’Armée de libération palestinienne, l’une porte encore le nom de Hittin et une autre celui d’Ain Jalout. Le président Nasser, du temps de sa gloire, était régulièrement comparé à Saladin qui, comme lui, avait réuni la Syrie et l’Égypte – et même le Yémen ! Quant à l’expédition de Suez de 1956, elle fut perçue, à l’égal de celle de 1191, comme une croisade menée par les Français et les Anglais.
Il est vrai que les similitudes sont troublantes. Comment ne pas penser au président Sadate en écoutant Sibt Ibn al-Jawzi dénoncer, devant le peuple de Damas, la « trahison » du maître du Caire, al-Kamel, qui a osé reconnaître la souveraineté de l’ennemi sur la Ville sainte ? Comment distinguer le passé du présent quand il s’agit de la lutte entre Damas et Jérusalem pour le contrôle du Golan ou de la Bekaa ? Comment ne pas demeurer songeur en lisant les réflexions d’Oussama sur la supériorité militaire des envahisseurs ? »

Ce livre raconte une autre histoire, riche d’anecdotes sur le regard de deux civilisations qui se découvrent réellement pour la première fois et qui, entre violence et alliances ponctuelles, écrieront chacune un récit collectif qui continue d’impacter notre regard sur l’Autre aujourd’hui et qui résonne encore quotidiennement dans l’actualité.
Amin Maalouf, Les Croisades vues par les Arabes,
Jean-Claude Lattès, 1983.