Des patrons d’entreprise du Québec ont accepté de relever le défi lancé par L’actualité : faire avancer l’égalité entre les sexes dans leur organisation en participant au Projet invisible. Sophie Brochu, PDG, est du nombre.

Sophie Brochu milite depuis des années pour fracasser le plafond de verre qui bloque l’ascension des femmes aux plus hauts échelons des entreprises. Mais jusqu’à maintenant, elle s’était surtout adressée aux femmes elles-mêmes, leur prodiguant des conseils sur la meilleure manière de se comporter pour être remarquées et reconnues.

La présidente et chef de la direction d’Énergir reconnaît à présent que les patrons aussi doivent changer leurs façons de faire pour que les femmes atteignent leur plein potentiel. « Les entreprises ont un rôle important à jouer, dit-elle en entrevue. L’égalité des hommes et des femmes, c’est un enjeu qui appartient à tous. À partir du moment où nous nous sentirons tous responsables, nous allons tous nous mettre en action. Il est temps de passer du diagnostic aux soins intensifs. »

En janvier et février, à l’initiative de L’actualité, Sophie Brochu et huit autres PDG québécois participeront au « Projet invisible » : un chantier de réflexion unique qui leur permettra, pendant quatre semaines, de prendre conscience des pratiques sexistes qui persistent au sein de chacune de leurs organisations. Et d’élaborer des pistes de solutions.

Le 21 février, ils feront part des résultats de ce laboratoire lors de la conférence L’ACT sur l’équité entre les hommes et les femmes en entreprise.

Vous avez beaucoup travaillé auprès des femmes, notamment dans le cadre du programme L’effet A, pour qu’elles prennent leur carrière en main et affichent davantage leurs ambitions. À présent, qu’est-ce que les employeurs peuvent faire pour aplanir les obstacles qui se dressent sur leur chemin ?

Vous avez tout à fait raison, ça se joue à deux. Les entreprises ont la responsabilité de créer l’espace propice pour que tous, hommes et femmes, aient l’occasion d’aller au bout de leur potentiel, que les deux puissent contribuer autant, être rémunérés autant. Et qu’on puisse enfin dénouer ce qu’on appelle des « biais » inconscients.

Qu’est-ce que ça veut dire, pour vous, les « biais » inconscients ?

Les biais inconscients, c’est comme un faux plat. Quand on fait du vélo, on se dit : c’est plat, ça va bien aller, puis, mon Dieu, pourquoi c’est si difficile ? Et quand on regarde au ras de l’asphalte, on voit que ce n’est pas vrai que c’est plat. Ce n’est pas vrai que le monde du travail aujourd’hui est égal. Et ça se passe dans toutes les organisations. Dans la mienne aussi.

Les faux plats, c’est quoi ? On a hérité d’une réalité toute simple mais puissante : le monde des affaires, tel qu’on le connaît, a été pensé, conçu, développé depuis des décennies par et pour des hommes. Et c’est ce qui fait que les femmes, depuis toujours, doivent faire leur place à l’intérieur d’un univers qui, à la base, n’avait pas été conçu pour elles. Évidemment, on a fait des progrès extraordinaires, et on est redevables aux générations qui nous précèdent, qui ont ouvert la voie pour qu’une femme comme moi puisse diriger une entreprise comme Énergir. Mais ça ne veut pas dire que c’est fini. En fait, on entre dans une époque où c’est encore plus pernicieux parce que ça paraît moins. Il va falloir qu’on se retrousse les manches et qu’on dise : là, ça va faire, on va atteindre la parité dans les conseils d’administration, dans les comités de direction, dans la haute direction.

De quelle manière les préjugés inconscients se manifestent-ils chez Énergir, par exemple ?

Chez nous, on a des hommes et des femmes qui travaillent dans des métiers techniques. Un jeune homme qui se destine assez tôt dans sa vie à un métier technique va aller chercher son permis de conduire pour camion lourd. Une jeune femme qui se découvre un appétit pour un métier technique n’aura pas nécessairement ça en poche. Or, dans nos critères d’embauche, on demandait ce permis. Alors une femme pouvait être très intéressée, mais elle n’avait pas le permis, donc elle ne postulait pas. Maintenant, on dit à tout le monde : ceux qui ne l’ont pas vont devoir l’obtenir une fois employés, et on va même payer pour. C’est tout simple. Mais, tranquillement pas vite, c’est le genre de chose qui fait qu’on a un peu plus de femmes aujourd’hui dans les métiers techniques.

Ces préjugés inconscients sont des forces qui s’exercent à notre insu, mais votre expérience montre qu’il y a moyen de les combattre…

Oui. Je vous donne un autre exemple. Dans une rencontre entre gestionnaires, disons qu’il y a quatre gars, une fille. Spontanément, les gens vont se tourner vers la femme pour prendre des notes. Quand on prend des notes dans un meeting, on n’a pas la même capacité d’intervention. Alors, quelque chose d’assez simple, c’est de demander à quelqu’un à l’extérieur de la discussion de venir prendre les notes. Ou de se passer ça entre nous. Mais si, systématiquement, c’est la fille qui prend les notes, c’est certain qu’elle va avoir moins d’occasions de contribuer. Parce que de ce meeting-là va découler un leadership. Il y a quelqu’un qui va être chargé de faire la présentation. C’est très rare qu’on le demande à la personne qui a pris les notes.

Pourquoi tenez-vous à vous attaquer à ce chantier ? Pourquoi est-ce important pour votre business ?

Avant de parler business, je vous dirais que c’est important pour la société. À la base, c’est une question de justice sociale de s’assurer que tout le monde a les mêmes chances de se développer.

C’est aussi une question de business, parce que les femmes représentent 50 % des talents, 50 % du pouvoir d’achat, 50 % de tout dans la société. Et on veut des femmes pas juste parce qu’on veut leur vendre des choses. Mais parce qu’elles ne voient pas toujours les occasions et les risques de la même manière. Je vous dirais, d’expérience, que 90 % du temps, les hommes et les femmes voient les mêmes choses spontanément. Mais 10 % du temps, quand on est devant une grande occasion ou un grand risque, les perspectives des uns et des unes vont différer. Alors si on a juste des femmes, on va se tromper. Puis si on a juste des hommes, on va se tromper. Parce qu’on va avoir une zone d’ombre qui va être complètement occulte. Alors quand on parle de féminisme, l’idée n’est pas de mettre les femmes en avant des hommes. Ce n’est pas de faire reculer les hommes. C’est de faire grandir les femmes pour qu’elles soient avec les hommes dans un mouvement pour créer une meilleure planète, un meilleur monde.

Source : https://lactualite.com/lactualite-affaires/2018/01/15/des-pdg-quebecois-sattaquent-au-plafond-de-verre/