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Tribune écrite par Dominique Sopo.

Comment toutes celles et ceux qui se sont engouffrés dans la polémique concernant le changement de titre du roman d’Agatha Christie en sont-il venus à placer une parcelle de leur énergie à défendre l’emploi du mot «nègre» ?

Mercredi, on apprenait que l’arrière-petit-fils d’Agatha Christie avait décidé que le roman connu dans notre pays depuis plusieurs décennies sous le titre Dix petits nègres allait y être publié sous un nouveau titre : Ils étaient dix. Interrogé à ce sujet, il s’en expliquait calmement, posément, sans histrionisme. Mais aussitôt, une étrange levée de boucliers a eu lieu en France. Je ne parle pas tant des racistes professionnels ou des réacs patentés. Leur réaction bruyante au nom de la liberté d’expression ou d’un quelconque argument est un réflexe automatique. Après tout, un enseignant enseigne, un soignant soigne, un restaurateur restaure et un raciste beugle son racisme.

Par contre, la réaction de personnes qui se vivent comme progressistes, humanistes, républicaines et qui viennent de plus en plus régulièrement se vautrer avec un surplomb extraordinaire dans des polémiques malveillantes constitue non pas une surprise – c’est un glissement qui ne date pas d’hier à vrai dire – mais est tantôt une déception, tantôt un inquiétant signal d’alerte.

Une comptine qui sert de fil rouge

Avant d’expliquer pourquoi, rappelons quelques faits. Le roman d’Agatha Christie a été publié en Grande-Bretagne en 1939 sous le titre Ten little niggers. Dès sa première parution aux Etats-Unis, l’ouvrage a été titré Ten little indians, avec l’accord d’Agatha Christie, afin d’éviter l’emploi du terme «nigger» («nègre» en français). Depuis les années 1980 en Grande-Bretagne, le livre a été renommé And then, there were none. Dans les autres pays européens, dès l’origine ou depuis plusieurs dizaines d’années, les traductions du titre et du livre ont proscrit le terme «nègre». Faisons aussi remarquer à celles et ceux – manifestement nombreux au regard de la nature des analyses, commentaires, remarques et prises de position – qui n’ont pas lu le livre que ce dernier n’est pas une histoire centrée autour de personnages «noirs». Le terme «nègre» renvoie en effet à une comptine rédigée par Agatha Christie et qui sert de fil rouge au roman, à mesure que les meurtres se déroulent, sans que le terme «nègre» ne soit en rien utile à l’intrigue.

Ceci étant dit, revenons sur les réactions. Je pose la question à toutes celles et ceux qui se sont engouffrés dans la polémique en rédigeant un post ou un tweet indigné, en likant de telles publications ou en faisant quelques commentaires ici ou là : comment en êtes-vous venus à placer une parcelle de votre énergie à défendre l’emploi du mot «nègre» ?

C’est une chose de penser qu’il n’est pas fondamental de changer le titre de ce livre dans sa version française. C’en est une autre de s’indigner qu’il soit changé. Que se passe-t-il alors chez des gens qui ont pu mener des combats antiracistes ou se vivent comme en ayant mené pour en arriver à ce point où la culture, la liberté d’expression, la République, l’universalisme, Aimé Césaire et Léopold Sédar Senghor – «pères» du mouvement de la négritude que beaucoup d’entre vous n’ont sans doute jamais lu – sont convoqués pour s’opposer publiquement à ce que même Agatha Christie, vieille lady du siècle dernier, entendait parfaitement dès 1940 ?

Commentaires indignés

Depuis de nombreuses années, le terme «nigger» est évidemment péjoratif, tellement odieux qu’il n’est même pas prononçable aux Etats-Unis où l’on parle du «N word». Le terme «nègre» qui, sous ses formes française ou anglaise, est initialement synonyme de noir, n’a pas toujours et partout eu cette connotation péjorative, comme le montre l’expression «art nègre» ? Certes, mais les mots ont une histoire, une vie, une «carrière» qui leur fait prendre des colorations, des significations, des portées qui n’étaient pas jouées à l’avance. Et, en 1939, le terme «nigger» avait déjà en Grande-Bretagne une connotation péjorative, même si les habitudes prises permirent sans doute à Agatha Christie d’occulter cette réalité. Le terme «nègre» a été employé par des noirs eux-mêmes, notamment dans les espaces francophones nous disent les défenseurs du titre d’origine ? Oui mais une fois qu’il était devenu péjoratif (1), il a été utilisé dans le sens d’un retournement, d’un défi, d’un «Et alors ?». Rien de tel dans le titre d’un roman d’une lady anglaise, bien peu en rapport avec, par exemple, l’utilisation du terme par le mouvement de la négritude. Après tout, des femmes se sont autoqualifiées de «salopes», des homosexuels de «pédales» et des Arabes de «bougnoules» pour choquer, interpeller, heurter «le bourgeois» sur la vision que ce dernier entretenait de leur nature, de leur morale ou de leur mode de vie. Ou pour, dans des entre soi, dire ces mots qui alors ne peuvent pas blesser et sont comme domptés. Viendrait-il à votre esprit de vous appuyer sur ces utilisations de termes péjoratifs en forme de défi aux autres ou à soi-même pour légitimer votre droit à user de ces termes dans tous les contextes ?

Dans les commentaires indignés sur la fin de la civilisation qui guette en raison de ce changement de titre d’un livre, l’on notera quelques mentions d’«amis noirs» (vous remarquerez à quel point la convocation d’amis noirs dans une tentative de démonstration ne présage jamais rien de bon). Des «amis noirs» présentés comme de vrais républicains, de profonds universalistes qui ne se vautrent pas dans ces enfantillages et cette bien-pensance. Façon à peine élégante de dire à ces amis – à la place desquels l’on parle – qu’ils seront disqualifiés s’ils adhéraient à la position du descendant d’Agatha Christie. Bref, un moyen de ravaler ses «amis» au rang de faire-valoir et d’empêcher l’expression de ce qu’ils pensent de l’emploi du mot «nègre» et ce qu’ils éprouvent en le recevant.

La peur que le Noir ne soit plus assigné à cette place contrainte, réduite, rabaissée

En fait, le terme «nègre» désigne une place au noir : la place au fond de la cale, dans le champ de coton ou à la lisière de la société et de l’inscription dans l’Humanité. Alors, quelle est cette sourde inquiétude de ne plus pouvoir utiliser ce terme ? A vrai dire, j’émets une hypothèse sur ce qu’il y a derrière cette inquiétude. Ce quelque chose qui ne peut pas se dire et qui doit donc être entouré des grands mots, des grands principes, des grandes phrases, des grandes références : la peur que le Noir ne soit plus assigné à cette place contrainte, réduite, rabaissée. Cette place qui contient ce que l’on fantasme et craint du Noir : sa violence, son animalité et le risque de destruction qu’il fait peser sur la société.

Rappelons une évidence à celles et ceux qui se drapent dans les grands principes : quand on adhère à l’universalisme et que l’on s’inscrit dans la République, on ne se bat pas pour désigner des nègres. On se bat pour que la société soit composée d’hommes et de femmes égaux en dignité. Comme doit être puissante la peur qui fait oublier cette évidence !

Mais, après tout, nul n’est condamné à être le prisonnier de ses peurs.

(1) Il existe un emploi non péjoratif sous la forme «neg’» dans les Antilles. Quant à la forme «negro» dans la langue anglaise, elle n’est pas systématiquement péjorative. Comme quoi, il faut être attentif aux mots, à leurs variations, à leur musicalité, à leur réception

Tribune publié dans Libération :

https://www.liberation.fr/debats/2020/08/29/le-negre-et-le-neant_1798036