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Consommation, Santé, civisme… Substituer à la sanction des incitations psychologiques basées sur l’économie comportementale devient le nouveau graal.

Pourquoi graver une mouche sur un urinoir ? Pour permettre aux hommes de mieux viser et réduire ainsi les dépenses de nettoyage. Elles ont baissé de 80% à l’aéroport Schiphol d’Amsterdam grâce à ce diptère stylisé : de grands effets pour un petit changement. Cette fausse mouche est un nudge, ou «coup de pouce» en français. Une façon d’inciter en douceur les gens à changer leur comportement, plutôt que d’employer contrainte et sanctions. Cette méthode qualifiée aussi de «paternalisme libertarien», car elle organise les choix sans les forcer, a été popularisée dans le livre Nudge : la méthode douce pour inspirer la bonne décision(éd. Vuibert), écrit en 2008 par Cass Sunstein, professeur de droit à Harvard, et Richard Thaler, économiste à la Chicago University.

Encore peu répandus en France, les nudges ont déjà conquis les pays anglo-saxons. Le Premier ministre anglais, David Cameron, a créé une nudge unit dès 2010, dirigée par Richard Thaler. Il a été imité en 2009 par Barack Obama, qui a embauché Cass Sunstein pour piloter sa nudge squad. De grands groupes privés commencent également à intégrer les nudges dans leur fonctionnement. «Procter & Gamble a créé récemment deux équipes chargées de diffuser le management du coup de pouce. Pour deux raisons majeures : l’efficacité de cette méthode et son coût réduit», analyse Richard Bordenave, directeur innovation de l’institut d’études BVA, qui travaille sur le sujet depuis 2006. La Commission européenne s’est aussi penchée sur la question, en organisant des colloques sur l’économie comportementale, théorie à la base des nudges. Ce courant de pensée des sciences économiques se fonde sur des expériences en laboratoire et sur le terrain pour observer nos comportements en tant qu’agents économiques. «C’est pourquoi on parle aussi d’économie expérimentale», précise Astrid Hopfensitz, maître de conférences qui enseigne cette matière à la Toulouse School of Economics.

Les nudges sont les résultats tangibles de l’économie comportementale, qui postule que l’«homo economicus» n’est pas un agent rationnel, contrairement à la doxa classique. Selon cette théorie de l’individu rationnel, qui domine au sein des modèles économiques, nous utilisons toute l’information, grâce à une capacité de traitement illimitée et de critères logiques rendant nos décisions pertinentes. «Si l’individu est rationnel et optimisateur, il suffit alors de lui donner les bonnes incitations monétaires (prix, salaires, primes) pour orienter son comportement», explique Claudia Senik, professeur à Paris-IV-Sorbonne et à l’Ecole d’économie de Paris.

«Mahatma Gandhi».Las, en réalité, c’est rarement le cas. Car pour Sunstein et Thaler, «l’ »homo economicus » des manuels d’économie ne possède ni le cerveau d’Einstein, ni les capacités de mémorisation du Big Blue d’IBM, ni la volonté du Mahatma Gandhi». Bref, nous sommes plus proches d’Homer Simpson que de Superman. Et comme Homer, nous agissons le plus souvent sous l’influence de notre cerveau limbique, siège des instincts et des émotions.

Cette partie du cerveau gère ce que le psychologue Daniel Kahneman a appelé le «Système 1» dans son livre Système 1 système 2, les deux vitesses de la pensée (éd. Flammarion). Ses travaux lui ont valu le prix Nobel d’économie en 2002, une première pour un psychologue. Le système 1 est rapide, automatique et fainéant : il saute directement aux conclusions sans s’embarrasser de logique ni de réflexion. Le système 2, niché dans le cortex, est au contraire conscient, lent, et dépense beaucoup d’énergie dans ses calculs et ses délibérations. «Le système 2 a la capacité de raisonner, de résister aux suggestions du système 1, de ralentir les choses, de faire preuve d’analyse logique. Mais il n’intervient que contraint et forcé. C’est pourquoi, la plupart du temps, le système 2 se contente de valider les scénarios d’explication qui viennent du système 1 : il est plus facile de glisser vers la certitude que de rester campé sur le doute», expliquait Daniel Kahneman en mars dans Philosophie Magazine.

Outre le cerveau limbique, nos décisions prétendument logiques sont également influencées par l’environnement. «Par exemple, avant d’acheter un objet, j’évalue l’opportunité de l’acquérir non seulement en fonction de mes goûts, de son prix et de mon budget, mais aussi de l’endroit où il est vendu. Un client assoiffé est prêt à payer 14 euros pour une bière au bar d’un hôtel de luxe, mais seulement 3 euros chez l’épicier du coin», précise Senik. Autre biais exposé : l’aversion pour la perte. «Les gens sont beaucoup plus sensibles aux pertes qu’aux gains.»Exemple : il ne faut pas dire «en économisant l’énergie, vous allez gagner 300 euros par an», mais «si vous ne conservez pas l’énergie, vous allez perdre 300 euros par an». Cette formulation est un nudge plus puissant.

Architecture.Troisième biais : l’effet de dotation (endowment effect). Attachés au statu quo, nous préférons conserver ce que nous possédons plutôt que d’en changer, même si ce changement est dans notre intérêt. «Une fois qu’on possède quelque chose, la perte que l’on ressent à s’en défaire est démesurée», analyse Claudia Senik. Une autre influence majeure de nos choix, c’est la norme sociale, appelée aussi «effet de pair». Nous avons tendance à reproduire les comportements de nos amis, voisins, collègues. Dans la ville californienne de La Verne, une note a été apposée chaque jour durant un mois sur la porte de 120 maisons pour informer le foyer du nombre de voisins participant au recyclage des ordures, et de la quantité de matière recyclée. Résultat : une augmentation de 19% du taux de recyclage.

Les nudges intègrent ces différents biais révélés par l’économie comportementale pour proposer des politiques adaptées aux agents économiques irrationnels que nous sommes. Avec pour règle de proposer une «architecture des choix» adaptée, tout en laissant les individus libres de choisir. De nombreux secteurs bénéficient déjà de ces coups de pouce : santé publique, fiscalité, sécurité, épargne, environnement, marketing. Aux Etats-Unis, le plan Smart pour Save More Tomorrow («épargnez plus demain») de Richard Thaler avait pour objectif d’accroître le taux d’épargne trop faible des Américains – 3,5% contre 15% en France – en vue d’améliorer leur pension de retraite. Les employés d’une entreprise se sont vu proposer de s’engager à l’avance, en haussant leur taux d’épargne retraite à chaque augmentation salariale pendant trois ans, jusqu’à un plafond préétabli. Les salariés pouvaient refuser d’adhérer, et ceux qui avaient accepté pouvaient sortir du plan Smart à tout moment. Résultats : 78% des employés ont signé, et le taux d’épargne retraite est passé de 3,5 à 13,6% en quarante mois.

Actions écologiques.Les nudges ont été mis au service du don d’organes au Royaume-Uni. La Nudge Unit du gouvernement britannique a modifié la page du site qui propose l’adhésion au programme de don, en ajoutant cette phrase : «Chaque jour, des milliers de gens qui voient cette page décident de s’enregistrer», et en y insérant le logo de la NHS, équivalent de notre sécurité sociale. En jouant sur l’effet de pair et la norme sociale, couplés à l’effet d’attention du logo rouge, le taux d’accord est passé en un an de 2,3 à 3,2%, soit 96 000 adhésions supplémentaires. Même principe dans le domaine fiscal, avec la lettre de relance du ministère des Finances britannique aux 10% de foyers fiscaux en retard dans le paiement de l’impôt. La simple mention «neuf personnes sur dix payent leurs impôts à l’heure» a permis de récupérer 2,8 millions de livres (3,4 millions d’euros).

Le procédé fonctionne également pour l’environnement, en permettant de déclencher les actions écologiques des citoyens pas encore convaincus par les campagnes de sensibilisation. Le Centre d’analyse stratégique, think tank de Matignon, a publié dès 2011 une note intitulée «Nudges verts : de nouvelles incitations pour des comportements écologiques». Il y proposait de «mettre en œuvre des partenariats public-privé pour exploiter le potentiel des technologies intelligentes au profit des nudges verts». Résultat, le gouvernement a décidé de généraliser d’ici à 2020 le compteur électrique connecté Linky, qui permet de surveiller activement sa consommation d’électricité (EcoFutur du 8 septembre).

Mais malgré les preuves d’efficacité de cette politique des coups de pouce, la société française, très jacobine, préfère toujours la coercition à l’incitation. Selon Astrid Hopfensitz, «ce n’est pas un problème culturel. Les nudges peuvent fonctionner partout, même en France». Encore faudrait-il que l’enseignement de l’économie comportementale se développe dans nos universités et grandes écoles. En France, le principe d’égalité engendre une préférence pour les réglementations. Et l’on continue de privilégier la théorie aux expériences de terrain. «Il est vrai que nous préférons toujours l’analyse théorique à l’expérimentation»,avoue Jean-Philippe Lesne, doyen de la Toulouse School of Economics, où une douzaine de chercheurs travaillent sur le sujet. Pouvoirs publics et décideurs semblent avoir, eux aussi, besoin d’un sérieux coup de pouce pour se mettre aux nudges.

Patrick Cappelli

source: http://www.liberation.fr/futurs/2014/01/19/les-nudges-force-de-persuasion_973983