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L’individu qui ne s’intéresse pas à ses semblables est celui qui nuit le plus aux autres mais aussi celui qui rencontre le plus de difficultés dans l’existence

Pour éviter de croiser ses collaborateurs, l’ancien patron de Merrill Lynch Stanley O’Neal empruntait un ascenseur privé qui le menait directement à son bureau du trente et unième étage. Les salariés avaient par ailleurs pour instruction de ne pas s’adresser à lui dans les couloirs et de passer au large s’ils venaient à le croiser.

L’attitude de Stanley O’Neal n’est pas un cas isolé. Elle se rencontre en effet assez fréquemment chez de nombreux cadres dirigeants. «Dans l’entreprise, plus nous montons, plus il est facile de croire que nous sommes importants, comme le suggère notre titre, ou doués, comme l’exige notre fonction», note Dale Carnegie dans son livre Comment trouver le leader en vous. Ces croyances conduisent de nombreux dirigeants à ne parler qu’à leurs «égaux» ou à ceux qui peuvent leur servir de marchepied dans leur carrière. Ce faisant, ils oublient que le réseau des meilleurs entrepreneurs et managers est diversifié. Le fondateur d’eBay, Pierre Omidyar, confie à cet égard ce qui suit: «La plupart de mes nouvelles idées viennent de ce que j’appelle une synthèse de contributions extérieures. Je valorise tout particulièrement les idées qui viennent d’endroits improbables. C’est peut-être un peu cliché, mais je préfère parler avec un employé du service courrier qu’avec un président-directeur-général.

S’il est responsable d’une certaine étroitesse d’esprit, le mépris affiché de certains dirigeants pour leurs subordonnés a surtout des répercussions visibles et un coût pour l’entreprise, comme l’explique le Dr Laurent Schmitt dans un essai instructif, Le Bal des ego (Ed. Odile Jacob). «Les individus au «moi» exacerbé causent des ravages insoupçonnés. Ils peuvent être la cause de troubles liés au stress, comme les douleurs gastriques, les maux de tête, les douleurs musculaires.» Confrontés à ce mode relationnel, de nombreux salariés réduisent leurs efforts de travail et leur temps passé au bureau, et à terme se mettent en arrêt maladie pendant de longs mois.

Des chefs toxiques pour eux-mêmes

Mais il n’y a pas que pour leurs collaborateurs et leurs entreprises que ces chefs sont toxiques. De façon intéressante, les manifestations de dédain, d’ironie glacée et de condescendance desservent sur le long terme ceux-là même qui les adoptent. Comme le relève avec justesse le philosophe Alfred Adler, l’individu qui ne s’intéresse pas à ses semblables est celui qui nuit le plus aux autres mais aussi celui qui rencontre le plus de difficultés dans l’existence. Il n’est ainsi pas rare que les patrons hautains et narcissiques, qui nient leurs collaborateurs, suscitent des rancunes et des antipathies silencieuses qui finissent par les faire trébucher. «L’autorité est une réalité fluctuante, volatile et fragile, jamais acquise une fois pour toutes, souligne la journaliste Eve Ysern dans un article intitulé «Chef et salarié, une relation déséquilibrée et immature très française». Le chef démarre avec un certain capital mais, à chaque interaction avec son subordonné, son autorité est remise en cause. Elle peut en sortir renforcée, diminuée ou carrément inexistante.»

A cet égard, une expérience menée par Alison Fragale, professeure à l’Université de Caroline du Nord, a démontré que les individus étaient sanctionnés lorsqu’ils tentaient d’exercer le pouvoir sans avoir de prestige, c’est-à-dire le respect et l’admiration de leur entourage. «On n’accepte pas que ceux qui n’ont pas mérité notre admiration nous disent quoi faire. Du coup, on les rejette», assure Adam Grant, auteur d’Osez sortir du rang! – Comment les esprits originaux changent le monde (Ed. De Boeck). A l’inverse, il est facile de mener les hommes lorsque ceux-ci éprouvent du respect.

Gagner en prestige et en influence

Comment gagner en prestige et en influence? Dans son best-seller L’ultime échelon: de la réussite à l’excellence. Comment les gens qui réussissent font pour atteindre des sommets encore plus élevés!, Marshall Goldsmith indique que «le tout premier talent des personnes d’influence est de considérer l’individu qu’elles ont en face d’elles comme le plus important du monde. C’est l’une des habiletés qu’ont acquises Bill Clinton et Oprah Winfrey pour devenir les meilleurs dans leur domaine», mais aussi Benjamin Disraeli, premier ministre de la reine Victoria, qui s’arrangeait toujours pour que les gens le quittent avec une idée plus haute d’eux-mêmes. Telle fut aussi l’origine de l’étonnante popularité de Theodore Roosevelt, adoré de ses domestiques. Son valet de chambre ira même jusqu’à écrire un livre intitulé Theodore Roosevelt, le héros de son valet.

Dans le même ordre d’idées, Dale Carnegie relève que pour susciter l’admiration et le respect, il suffit de «traiter les autres en égaux, comme des atouts de valeur, et non comme des pièces dans les rouages de l’entreprise. Rappeler au téléphone, se souvenir d’un nom, traiter quelqu’un avec respect, cela fait partie des choses importantes que fait un leader.» Il cite l’exemple du roi de l’acier Andrew Carnegie qui se flattait «de connaître par cœur le prénom d’un grand nombre de ses ouvriers, et affirmait avec fierté que tant qu’il avait dirigé personnellement son entreprise, nulle grève n’était venue troubler ses usines», mais aussi celui de Franklin D. Roosevelt, qui n’hésita pas à engager un agent électoral capable d’appeler cinquante mille personnes par leur prénom. «La mémoire prodigieuse de James Farley contribua fortement à installer Franklin D. Roosevelt dans le fauteuil présidentiel», assure-t-il. Autrement dit, pour qu’une personne ait de vous une image de grandeur, vous avez tout à gagner à la grandir elle-même.

En définitive, «que ce soit face à une personne ou à une foule, tentez l’expérience suivante, conseille Robert Greene, auteur de L’art de la séduction (éd. Le Duc). Avant d’ouvrir la bouche, posez-vous la question suivante: que puis-je dire qui plaise à mes auditeurs?» Dale Carnegie ajoute quant à lui que «le principe le plus profond de la nature humaine, c’est la soif d’être apprécié. Cette soif est inextinguible et celui qui peut honnêtement l’étancher tient ses semblables entre ses mains.»

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