Extrait du livre : SOS, préjugés ! Etienne Allais – Editions l’Harmattan

Au-delà des mécanismes propres à chacun et chacune, nous sommes très influencés par les environnements dans lesquels nous vivons. Les chercheurs les appellent les facteurs interindividuels et nous allons essayer de voir en quoi l’un d’entre eux, l’histoire, influence encore largement les stéréotypes qui circulent dans notre société.

Si certaines réalités historiques sont plus connues que d’autres et nous permettent facilement de comprendre comment les préjugés surgissent, d’autres le sont moins.

Ainsi, on se doute bien que si l’Allemagne postait des chars à sa frontière avec la France, la réaction des Français serait largement influencée par le souvenir des deux dernières guerres mondiales. Nous préjugerions rapidement du fait que l’Allemagne chercherait de nouveau à nous envahir. Par extension, quand nous entendons les propos péjoratifs sur les Allemands, nous ne mettons pas longtemps à comprendre qu’ils sont l’héritage de ces conflits et que, au regard de nos relations actuelles, qu’il est stigmatisant et inapproprié de les utiliser aujourd’hui.

Cela n’est pas uniquement le fruit du temps, mais aussi la conséquence de l’effort des politiques de coopération et d’échanges qui ont été mises en place depuis plus de cinquante ans qui ont permis de rapprocher les peuples et de dépasser l’héritage des conflits. Il est important de rappeler que la génération d’après-guerre fut la première à ne pas faire la guerre contre les Allemands après presque un siècle de conflits meurtriers.

Pendant ce siècle, les mots « boches » ou « fritz » étaient légion et rares étaient ceux qui dénonçaient leur caractère insultant et généralisant. Aujourd’hui, ces appellations ne sont utilisées qu’à la marge et la plupart des Français ne voient plus les Allemands de la façon réductrice et stéréotypée d’il y a un siècle.

Mais nous allons voir que ce qui est vrai pour les Allemands ne l’est pas forcément pour tous les autres peuples ou les autres grandes catégories dans lesquelles nous rangeons les humains.

Certains sujets sont plus moins interrogés collectivement et certains stéréotypes ont traversé les siècles sans être pour autant dépréciés par le temps.

La tentation de la supériorité

Au XVIIIe et durant le XIX, les naturalistes occidentaux vont s’atteler à classifier les humains comme ils l’ont fait avec les animaux. Sur le même principe qu’un cheval et un zèbre semblent suffisamment similaires pour appartenir à la même famille, ils vont classer les humains.

Les premières études seront tout de suite racialistes dans le sens où elles vont chercher à établir une hiérarchie. Ces études aboutiront sur une vision du monde ou les humains sont divisés en fonction de leur couleur de peau qui correspond peu ou prou aux différents continents. En découle une hiérarchisation qui correspondrait aux différents stades d’évolution de l’homme. En haut de l’échelle, les blancs, ensuite les jaunes et en bas les noirs… Ces croyances très populaires à la fin du XIXe siècle en Europe, aux États-Unis, mais aussi au Japon par exemple vont conduire à un enseignement de ces inégalités perçues comme étant naturelles jusqu’à l’après-guerre.

La tentation des naturalistes au XIXème siècle était donc de créer des catégories d’êtres humains qui permettraient d’expliquer des différences de mode de vie et de développement. Ils évoluaient dans un contexte de domination d’une grande partie de la planète par les Européens. Élément qui entretenait, par les faits, leur croyance de supériorité.

Cette domination se traduit par les colonisations de la fin du XIXème siècle. Mais celle-ci n’est pas tout de suite vue d’un bon œil par les contribuables français. Voir que votre État investi dans des opérations militaires coûteuses en argent et en hommes pour s’installer dans des territoires lointains ne suscite pas un enchantement manifeste de la part des citoyens. C’est alors que la progression des idées racistes, c’est-à-dire qui stipulent une inégalité naturelle entre les races sur la planète, va offrir aux gouvernements de la troisième République une opportunité de vanter les mérites de la colonisation.

Lors d’un débat à l’Assemblée nationale en 1885, Jules Ferry, alors ministre des colonies, est interpellé par un député qui s’oppose à cette occupation imposée par la France à ces peuples. Le ministre répondra alors « Je répète qu’il y a pour les races supérieures un droit, parce qu’il y a un devoir pour elles. Elles ont le devoir de civiliser les races inférieures… ».

On voit comment la science vient non seulement justifier une inégalité, mais renverse également le rapport moral. Ce qu’il dit c’est : « Nous n’y allons pas par choix, mais parce que c’est notre devoir de race supérieur ». Cet argumentaire sera largement déployé en France et ailleurs à tel point que certains parleront du « fardeau de l’homme blanc ».

Les travaux de Pascal Blanchard autour du livre et de l’exposition « zoos humains » ont mis en évidence comment les gouvernements successifs s’appuieront sur l’essor des expositions coloniales qui se multiplient à l’époque et qui mette en scène les populations issues de ces colonies autour de la vision du sauvage. Cette mise en scène infériorise ces gens et assène, de facto, une vision d’inégalité entre les races. En 1889, lors du centenaire de la révolution et en parallèle de l’inauguration de la tour Eiffel, une partie du champ de Mars est aussi consacré à l’exposition coloniale qui met en scène les populations issues des colonies françaises.

Essayons d’imaginer l’ampleur de ce phénomène. Sur une cinquantaine d’années se sont des millions de visiteurs qui vont voir ces expositions coloniales, parfois au jardin d’acclimations à Paris, parfois à Vincennes, d’autre à Lyon ou à Marseille, mais aussi dans les autres pays européens et aux États-Unis. Les premières images de ces lieux tournées par les frères lumières à la fin du XIXe siècle nous montrent des enclos dans lesquels on paie des personnes issues de ces colonies pour jouer le sauvage. Tenue traditionnelle, danse, mise en scène de pratiques supposées… L’objectif est d’amener les colonies aux colons pour justifier par l’image de la supériorité de l’homme blanc. On y voit des Européens lancer des pièces dans une piscine artificielle pour que des enfants noirs y plongent pour les récupérer. Lors de certaines expositions, des panneaux interdisent même les visiteurs de nourrir les humains de l’autre côté de la barrière.

En quelques années, on invente la figure du « sauvage ». Un être entre l’animal et l’humain, intellectuellement inférieur, mais dont il faut tout de même se méfier. L’histoire de Chocolat, Rafael de son vrai nom, incarné au cinéma par Omar Sy il y a quelques années est assez emblématique. Véritable figure des scènes parisiennes, il subira directement l’émergence des stéréotypes raciaux de cette époque, lui rendant impossible une évolution vers d’autres rôles que celui du clown battu qu’il incarnait à ses débuts. Une série d’illustration de ce personnage par Toulouse Lautrec est intéressante, car elle montre comment sa représentation s’est de plus en plus rapprochée d’une image de singe au fur et à mesure des années. Les travaux de Gérard Noiriel sur ce sujet qui permettront la réalisation du film retracent l’histoire de cet homme.

Notons à l’époque que certains médecins expliquent que les femmes se sont arrêtées au niveau de développement des races inférieures. De la même manière, la craniométrie largement utilisée pour justifier les thèses racialistes était aussi employée à justifier les inégalités entre les hommes et les femmes. Il faut se souvenir que la science a déconseillé aux femmes de courir le marathon jusque dans les années 1970. Les médecins expliquaient qu’elles avaient un risque de chute d’organe…  S’il fallait asseoir la supériorité des blancs, il ne fallait pas quand même laisser entrevoir un début d’égalité pour les femmes, même blanches…

On voit bien ici que les pseudos fondements biologiques vont permettre de continuer à imposer une société d’inégalité. L’ordre religieux décline, la science prendre le relais.

La domination d’autres peuples sous fondement de supériorité naturelle n’était pas une nouveauté au XIXe siècle. L’esclavage qui exista dans la plupart des civilisations était aussi le fruit d’une pensée de domination d’un peuple vis-à-vis d’un autre.

La colonisation est différente de par l’échelle de cette entreprise qui, grâce aux progrès de la science et notamment aux nouveaux modes de locomotion, va devenir mondiale. Ainsi, des pays assoient leur domination à travers la planète et la justifient en s’appuyant sur les théories racialistes. Indochine, Inde, Afrique du Sud, Afrique occidentale, Lybie, Madagascar, Syrie, Palestine, Australie, Égypte, Soudan, Congo, Indonésie… Au début du XIXe siècle c’est presque toute l’Afrique et tout ce qui borde l’océan Indien qui sous domination coloniale. Avant cela, l’Amérique s’est aussi partagée entre Espagnol, Portugais, Anglais et Français. Ces entreprises ont modifié la cartographie du monde, ont impacté les langues, les cultures, les modes de vie pour longtemps.

L’infériorisation ne sert pas qu’à convaincre les habitants de la métropole du bien-fondé de ces politiques. Elle justifiera aussi la mise en place de systèmes discriminants au sein des colonies. En premier lieu au sein de l’école. Par exemple en Algérie, une étude dit qu’en 1943, moins de 10% des enfants algériens sont scolarisés. Un discours de Jules Ferry sur l’Algérie au Sénat le 6 mars 1891 traduit bien la vision de l’éducation que la France veut amener :

« On dit – et le fait dans sa généralité est vrai – que le jeune arabe, le jeune kabyle, le musulman jusqu’à l’âge de douze ans ou de treize ans montre tous les signes d’une vive intelligence, remarque Ferry, mais à ce moment, poursuit-il, il se produit dans son organisation une crise et dans son intelligence un arrêt de développement. Il se marie jeune et il est perdu non seulement pour l’école, mais même ajoute-t-on pour la civilisation française ! Messieurs, je pourrais répondre que la crise à laquelle on fait allusion est la même chez les jeunes tunisiens ; je me contenterai d’une réponse plus simple encore. Si la crise éclate dans la quatorzième année, gardons-les toujours jusqu’à cet âge, propose Ferry, c’est assez, bien assez puisque nous ne voulons pas leur rendre familiers nos beaux programmes d’enseignement primaire que nous ne voulons leur apprendre ni beaucoup l’histoire ni beaucoup de géographie, mais seulement le français, le français avant tout, le français et rien d’autre. Si vous le voulez. Et si nous ajoutons à cela, comme on en a fait l’essai heureux dans un certain nombre d’écoles, un petit enseignement pratique et professionnel, nous nous apercevons bien vite que le coran n’est en aucune façon l’ennemi de la science, même sous son aspect le plus humble et le plus élémentaire ; et ces populations qui sont avant tout laborieuses, malheureuses, vouées au travail manuel, comprendront vite de quel secours peut bien être cette modeste éducation française, dans leur lutte pour la vie de chaque jour. »

L’objectif second de limiter l’enseignement dans les colonies est d’éviter de créer des élites qui seraient capables de porter les révoltes. L’empire colonial a bien conscience que l’accès au savoir est aussi ce qui créer les révoltes et les révolutions.

L’impact de la colonisation sur nos stéréotypes ne doit pas être sous-estimé. Les dernières indépendances remontent à une cinquantaine d’années et les préjugés ont continué d’être diffusés jusqu’alors. Des livres pour enfants utilisés jusqu’à la fin des années 50 présentaient encore les différentes races et leurs inégalités aux jeunes Français. La génération qui a fait la guerre d’Algérie a été biberonnée aux stéréotypes sur les Arabes et on voit combien il est encore difficile de les dépasser aujourd’hui pour nombre d’entre eux.

Dans l’imaginaire collectif, il y a encore cet héritage qu’il faudrait se méfier des Arabes, qu’on ne pourrait pas leur faire confiance et qu’ils n’hésiteraient pas à nous planter un couteau dans le dos à la première occasion. Une personne âgée m’a dit un jour « Méfie-toi des Arabes, avec tout ce qu’on leur a fait, c’est sûr qu’ils voudront se venger un jour ». Cette vision résume selon moi assez bien le rapport que beaucoup entretiennent encore à ces populations. Des frères ennemis qui vivent ensemble, mais qui se feront la guerre à la première occasion. Cette vision est d’autant plus forte s’agissant des Algériens. Elle est influencée par d’autres facteurs singuliers liés à une histoire commune très longue et aux particularités de la guerre et des conflits qui ont existé entre pro-Algérie françaises et pro-indépendance. Mais il suffit de voir les polémiques à chaque fois qu’ils sortent un drapeau. Un travail important sur ces questions incombe aux nouvelles générations. À celles qui n’ont pas connu ces guerres et qui ne veulent pas s’inscrire de facto dans leur héritage. C’est à nous aujourd’hui de montrer que nous vivons ensemble, que nous n’avons pas peur de l’Autre parce qu’il serait un héritier du FLN ou de l’OAS.

Par ailleurs, le stéréotype associant les Arabes aux voleurs est ancien. On retrouve dans le dictionnaire philosophique portatif de Voltaire, cette phrase dans la partie descriptive de l’Alcoran :

« Le comte de Boulainvilliers, qui avait du goût pour Mahomet, a beau me vanter les Arabes, il ne peut empêcher que ce ne fût un peuple de brigands ; ils volaient avant Mahomet en adorant les étoiles ; ils volaient sous Mahomet au nom de Dieu […] Les premiers musulmans furent animés par Mahomet de la rage de l’enthousiasme. 

Rien n’est plus terrible qu’un peuple qui, n’ayant rien à perdre, combat à la fois par esprit de rapine et de religion. »

Dans un dictionnaire du XIXe siècle de Maurice Le Châtre, on retrouve aussi une définition des Arabes qui dit que Mahomet fut « embrassé par une troupe de voleurs ». Référence probable aux troupes de nomades qui attaquaient les caravanes sur la route de la soie.

On voit ici que ces stéréotypes ne sont pas des constructions récentes, qu’ils existaient déjà dans un temps où on ne croisait que rarement une personne arabe ou maghrébine dans la plupart des régions françaises. Pourtant, ils surgissent encore dans l’imaginaire de nos jeunes plusieurs siècles plus tard.