De Joséphine Baker à Pascal Légitimus, le documentaire « Chocolat, une histoire du rire » raconte le destin et les combats des humoristes noirs pour sortir des clichés ou les détourner.
« J’ai voulu imiter une star de la télé… » Dans une séquence émouvante du documentaire « Chocolat, une histoire du rire », diffusé samedi sur France Ô, l’humoriste Eric Blanc se souvient de son terrible accident de carrière. En 1988, le jeune amuseur d’origine béninoise n’aurait pas dû se payer la tête du célèbre critique de cinéma Henry Chapier en pleine cérémonie des César.
Certes, son sketch raillant l’homosexualité de l’animateur du « Divan » ne brillait pas par sa finesse. Mais cette caricature a provoqué une réaction unique dans l’histoire de la télé : « le Noir qui imite les Blancs » a été interdit de petit écran à la suite des poursuites et des protestations de l’influent Chapier. Il a disparu et ne s’en est jamais remis. Il résume :
J’essayais de m’attaquer aux gens en place. Je l’ai payé au prix fort. »
A la même époque, pourtant, le chansonnier Michel Leeb faisait se bidonner la France de Guy Lux et de Michel Drucker en imitant « l’Africain » à grand renfort de mimiques simiesques. De l’humour colonial. Pourtant, Leeb a toujours conservé ses entrées à la télévision…
Quels sont les liens ambivalents qui unissent le rire et la question noire en France ? A l’occasion de la sortie du long-métrage de Roschdy Zem, « Chocolat », clown « nègre » de la Belle Epoque un temps adulé et aujourd’hui ressuscité par Omar Sy, la journaliste et documentariste Judith Sibony a mené l’enquête.
« Humour minoritaire » et « rire de libération »
Des grimaces loufoques de Joséphine Baker en passant par le rire tonitruant d’Henri Salvador, les rôles parodiques de Pascal Légitimus dans les sketchs des Inconnus, le duo explosif formé par Elie et Dieudonné pour aboutir à la nouvelle génération des acteurs de stand-up, son documentaire consacré à l’émergence d’un « humour minoritaire » et d’un « rire de libération » tombe à pic :
Jamais personne ne s’était intéressé à ce sujet que j’ai imaginé à la suite des merveilleux livres que l’historien Gérard Noiriel a consacrés au clown Chocolat. A partir de ce point de départ, j’ai voulu retracer une histoire parallèle qui nous éclaire sur le sort des Noirs dans la société et l’imaginaire français. »
Ce thème sensible est abordé sans manichéisme. Pas de thèse assénée. Ni de questions gênantes évacuées. « Tout le monde trouvait l’idée intéressante sur le papier. Mais ça n’a pas été facile de convaincre des diffuseurs [France Ô, Public Sénat, TV5 Monde, NDLR]. Et les artistes que j’ai contactés étaient parfois un peu inquiets. Ils ne voulaient pas être étiquetés comme des humoristes noirs », confie Judith Sibony.
« Le Noir est forcément drôle »
Intimement lié à l’histoire de la colonisation, le rire, trait d’union entre Blancs et Noirs, est d’abord un privilège des forts et une défense des faibles. Dans l’imaginaire de la France de la fin du XIXe siècle et du début du XXe, « le Noir est forcément drôle », rappelle l’historien Gérard Noiriel.
Rendu populaire par son duo avec le clown blanc Foottit, Chocolat, l’ancien esclave, est d’abord là pour prendre des coups. Mais il en rend aussi. Et s’humanise sous les yeux ravis du Tout-Paris qui raffolera bientôt de la « Revue nègre » de Joséphine Baker et s’entichera du boxeur américain Jack Johnson, premier champion du monde noir de la catégorie poids lourd.
Après la Première Guerre mondiale, qui amène sur le territoire hexagonal des bataillons de valeureux tirailleurs africains, la joie de vivre et le rire censément communicatif des Noirs qui s’en vont mourir pour la France sont exaltés par la propagande. C’est l’image de l’indigène « Y’a bon Banania » et son large sourire qui domine. Ce rictus là rend comestible la domination.
Il faut attendre les lendemains de la Seconde Guerre mondiale pour qu’un Fernand Raynaud, le visage passé au cirage noir, risque un premier sketch clairement antiraciste à la télévision : un Français moyen ivre s’adresse à un Noir dans le langage « petit nègre », mais il est ridiculisé par son interlocuteur, « professeur de français » à Genève qui s’exprime avec l’accent suisse. Audacieux.
La figure de transition qui marque l’avènement d’un « humour coloré », comme le dit Pascal Légitimus, est celle d’Henri Salvador. Musicien, danseur, amuseur, Henri le métisse a le rire joyeux et salvateur. « Il me ressemblait. Je me suis dit que je pouvais faire comme lui », se souvient Pascal Légitimus qui sera l’un des premiers, dans les années 1990, à brocarder les Antillais parmi ses compères blancs des Inconnus. Mais la France revenue de la colonisation n’en a pas fini avec l’Afrique.
Une nouvelle société multiculturelle et multiethnique
L’immigration économique des Trente Glorieuses accouche d’une nouvelle société multiculturelle et multiethnique. Au début des années 1980, les enfants des migrants qui rasaient les murs pour aller à l’usine veulent prendre la parole. Yannick Noah, nouveau héros métisse, remporte Roland-Garros mais les « Afro-Français » n’ont pas de représentants sur la scène de l’humour.
Au Petit Théâtre de Bouvard, Smaïn ouvre la vanne beur… Judith Sibony constate :
Les humoristes noirs ont fini par arriver de la banlieue, avec la crise, dans les années 1990. »
C’est l’avènement des rigolos décomplexés de Trappes – Jamel Debbouze et Omar Sy – et le duo alors formé par Elie et Dieudonné qui font, enfin, exploser le carcan. S’inspirant du mouvement pour les droits civiques et de la culture noire américaine, ils donnent le la à la génération du stand-up qui remplit les salles et dynamitent les émissions de divertissement.
En 2007, consécration, Thomas N’Gijol débat avec le candidat Nicolas Sarkozy sur le plateau du « Grand Journal ». En guise de préambule, le comédien dépose sa carte d’identité sur la table. L’humour devient politique. Judith Sibony note :
Canal+ a aussi joué un rôle considérable dans l’éclosion de ce rire melting pot de second degré qui voit aujourd’hui les différentes communautés rire d’elles-mêmes et des autres. »
Film symbole de l’époque, « Qu’est-ce qu’on a fait au bon Dieu ? », de Philippe de Chauveron, qui narre les tribulations d’une famille française où les quatre filles d’une famille bourgeoise ont épousé respectivement un Arabe, un juif, un Asiatique et un Noir, a été vu par plus de 12 millions de Français en 2014.
Un retour aux sources de la condition noire
Fin de l’histoire ? Pas vraiment. « Les héros ne sont toujours pas des négros », constate Lucien Jean-Baptiste. L’acteur et réalisateur de la comédie « la Première Etoile », évoquant avec drôlerie les vacances aux sports d’hiver d’une famille antillaise dans les années 1970, considère que « le rire est le seul moyen de percer pour ceux qui sont différents ». Mais il en connaît les limites :
Dans la plupart des films, le Noir est le rigolo de service. Et ça, c’est le stéréotype par excellence. »
En tenant le rôle de Chocolat dans le film de Roschdy Zem, Omar Sy, personnalité préférée des Français consacrée par l’immense succès d' »Intouchables » (19,5 millions d’entrées en France et 13,6 millions de téléspectateurs lors de sa première diffusion sur TF1), effectue un retour aux sources de la condition noire. Souhaitons que, sous le masque du clown, il aidera, à nouveau, les Français à mieux se connaître.
Sylvain Courage (@SylvainCourage)