Confucianisme – Taoïsme – Bouddhisme
Par Raphaël Enthoven
Les sagesses chinoises fascinent l’Occident. Elles nous aident à mieux vivre et attirent un public de plus en plus large. Voici un art de vivre teinté de philosophie, de religion, de politique, qui englobe le corps et l’esprit. Petit guide pour comprendre ces traditions millénaires et s’orienter dans la pensée chinoise.
Imaginez, si vous le pouvez, un monde sans Dieu ni mort de Dieu. Un monde où les contraires ne s’opposent plus mais se complètent. Un univers où, en somme, personne ne sort jamais du «Ciel» qui le contient… Imaginez que le Bien et le Mal, le corps et l’esprit, ces dualismes qui structurent nos façons d’être et de penser depuis Platon et auxquels nous sommes, par habitude, si viscéralement attachés, apparaissent soudain comme autant de faux problèmes… Sommes-nous capables, en Occident, d’envisager un rapport au réel qui n’exige pas de lui trouver un sens unique? Sommes-nous assez lucides (ou désintéressés) pour ne pas demander à Dieu de récompenser nos sacrifices comme de punir nos offenses? Avons-nous le bon sens de concevoir la mort non pas comme une tragédie imposant, pour lui survivre, de démontrer la pseudo-immortalité de l’âme, mais l’élément parmi d’autres d’une économie d’ensemble où se déploie sans fin, comme les battements du c?ur, le souffle de l’énergie vitale?
Que ce soient le taoïsme, le confucianisme ou le bouddhisme, les trois «sagesses» chinoises accordent toutes à l’homme une place considérable: l’homme réunit en lui les vertus du Ciel et de la Terre, et il lui appartient, pour son propre accomplissement, de les mener à l’harmonie. Malgré leurs différences, les pensées chinoises forment à chaque fois, dans une langue non conceptuelle, un dispositif singulier que sous-tend toujours, comme un fonds commun, la figure du sage. Ce dernier est éternellement disponible, «sans idée, sans nécessité, sans position, sans moi», comme le dit le philosophe sinologue François Jullien. Ainsi Confucius déclare-t-il: «L’homme de bien est impartial et vise à l’universel; l’homme de peu, ignorant l’universel, s’enfonce dans le sectaire.» Autrement dit, le sage est celui qui comprend tout. Le sage, c’est le compréhensif qui, au lieu de verser, comme un rhéteur, dans un dogme aux dépens du dogme adverse, choisit de se faire «disponible» à toutes les options en présence. Le propre de la sagesse est de maintenir l’ouverture à tous les possibles, en vertu de l’exigence d’adéquation à la situation. Et la pensée chinoise recherche moins la vérité que la disponibilité, redoute moins l’erreur que la partialité. On peut donc penser sans prendre position. Voici la première leçon de la sagesse chinoise.
Mais, découvrir les sagesses chinoises, c’est surtout prendre le risque de renoncer aux problèmes qu’on a l’habitude de se poser. A quoi sert, en effet, toute notre philosophie, quand elle est confrontée à un discours qui dilue, comme autant de mauvaises questions, chacune de nos interrogations fondamentales? A quoi sert la notion de «progrès» là où tout est processus cyclique? Que reste-t-il de l’origine quand on déplie le monde comme un vaste dispositif éternel? Plutôt que de reprocher à Dieu le monde tel qu’il est, il importe ici d’éprouver, à partir de sa respiration, le renouvellement ininterrompu du monde comme il va. Deuxième leçon.
Bien plus qu’un art de vivre. Quand on sait qu’en Occident la philosophie se donne, étymologiquement, comme l’«amour de la sagesse», c’est-à-dire dépourvue d’une sagesse qu’elle désire, et quand on sait qu’en philosophie les questions sont plus essentielles que les réponses, peut-on encore parler de «philosophie chinoise»? Pour le philosophe Marcel Conche, spécialiste des présocratiques et auteur d’une traduction récente du Tao te King, ouvrage fondateur du taoïsme philosophique, cela ne fait aucun doute: «En Occident, on parle plutôt de « sagesse » chinoise que de « philosophie ». Pourquoi cela? C’est que, en vertu d’un préjugé européo-centriste, la langue chinoise serait impropre à la philosophie, de par une relative incapacité à manier les concepts – et donc à s’élever à la véritable spéculation métaphysique. La philosophie chinoise se trouve alors édulcorée en une simple sagesse pratique, un art de vivre et de s’adapter aux changements. Cette manière de voir méconnaît la forme fondamentalement réaliste de la pensée chinoise, qui est en prise sur le réel lui-même, sans s’arrêter à la construction mentale qui le représente, ou est censée le représenter, dans la conscience.»
A ceux donc qui ne se satisfont pas de tenir la philosophie pour la quête d’une insaisissable vérité, on ne saurait trop recommander la lecture et la compagnie de la sagesse – ou philosophie – chinoise, car – troisième leçon – l’inquiétude n’a pas de sens, là où la vérité n’est pas une fin: «Je n’ai jamais lu le verbe « douter » connoté positivement en chinois», confesse François Jullien. Etrange compagnie, en vérité, que celle d’une pensée qui choisit de suivre les mouvements immédiats de la vie plus que les articulations abstraites, rigoureuses (ou rigides) de la théorie. Singulière amie, qu’une «philosophie» dont les principes se nomment «souffle vital» (qi), «voie» (dao), ou encore «vertu d’humanité» (ren).
Puisque la Chine fonctionne comme un ailleurs fécond, il serait absurde (ou manichéen) de choisir une sagesse aux dépens de l’autre. Autrement fertile est la démarche consistant à entrelacer la Chine et l’Occident, comme le yin et le yang, ou l’adret et l’ubac d’une seule montagne. La pensée chinoise est une pensée de la polarité: elle met en évidence l’union des contraires et leur coopération permanente. Pourquoi ne pas en faire le principe d’une lecture interactive plutôt que d’une alternative rigide? D’ailleurs, les passerelles existent entre les deux mondes et laissent entrevoir la possibilité d’un fonds commun de l’expérience et de la morale: quand Tchouang-Tseu déclare qu’il faut «savoir ce contre quoi on ne peut rien et l’accepter comme sa destinée», et que c’est là «vertu suprême», il est presque stoïcien. Quand Héraclite considère que les «opposés coopèrent», et tient pour inséparables le jour et la nuit, l’hiver et l’été, la guerre et la paix, ou encore la satiété et la faim, il dit ce que la Chine n’a jamais cessé de penser à travers l’inséparabilité du yin et du yang. Lorsque Confucius demande «ce que tu ne voudrais pas que l’on te fasse, ne l’inflige pas aux autres», on entend aussitôt la voix de Matthieu: «Tout ce que vous voulez que les hommes fassent pour vous, faites-le vous-même pour eux.» (7, 12) Claude Lévi-Strauss a décidément raison de penser qu’ «il n’y a que les différences qui se ressemblent»!
Aujourd’hui, le monde n’est plus bipolaire; cela impose d’abjurer nos anciennes manières de penser. Rien n’est plus utile que de mêler nos certitudes à l’impermanence de ces sagesses lointaines. Les hybrides qui en naissent sont, à coup sûr, plus intéressants que les sempiternels ouvrages qui se demandent encore comment donner un sens à la vie après la mort de Dieu… Ainsi, plutôt que de faire des courbettes vénales à la dictature chinoise tout en s’agrippant aux préjugés de la métaphysique occidentale, l’Occident gagnerait à apprendre des Chinois – autre leçon – que «ce ne sont pas les richesses qui rendent un Etat prospère, mais la justice.» Ainsi parlait Confucius.
source https://www.lexpress.fr/culture/livre/confucianisme-taoisme-bouddhisme_808935.html