L’origine ethnique est le premier motif de plainte pour discrimination au travail, d’après le rapport annuel du Défenseur des droits. Plus de 10 ans après les promesses de la Charte de la diversité, cette question reste le parent pauvre des politiques de lutte contre les inégalités dans l’emploi.

Yasmine Askri, 28 ans, est consultante senior dans un cabinet de recrutement. Une réussite dans la lignée d’une scolarité exemplaire: khâgne, deux licences et un magistère. Cette native du nord de la France a pourtant mis plus d’un an à décrocher un poste stable. La raison, selon elle? « Quand on est une femme, jeune, des quartiers populaires et d’origine immigrée, la jonction ne se fait pas entre nous et les recruteurs. » Ses parents sont nés en Algérie. « C’est une force immense mais aussi un poids, car ma famille n’avait ni réseau ni connaissance des entreprises, juge Yasmine. J’ai appris les codes en autodidacte. » Comme elle, beaucoup de jeunes d’origine étrangère n’ont toujours pas l’impression de se battre à armes égales sur le marché de l’emploi.

Dès 2004, la Charte de la diversité avait pourtant rêvé d’entreprises aux couleurs de la France et 33 signataires s’étaient engagés en faveur de la diversité « ethnique ». Mais onze ans plus tard, les promesses patinent. Contrairement aux Anglo-Saxons, « la France a une culture de l’invisibilité de la couleur de peau et la question ethno-raciale est taboue », rappelle Inès Dauvergne, responsable diversité du réseau IMS-Entreprendre pour la cité. Différencier des Français par leur origine? « Compliqué dans le contexte républicain », juge Bruce Roch, président de l’Association française des managers de la diversité (AFMD). Les entreprises privilégient les luttes consensuelles et soumises à des contraintes légales, comme la parité, le handicap ou les seniors.

Un malaise palpable

Sur le critère ethnique, le malaise est palpable. Interrogé sur ses actions, L’Oréal botte en touche, préférant s’exprimer sur « toutes les diversités ». Sodexo refuse aussi. Il y a pourtant urgence. Les origines sont le premier motif de saisie du Défenseur des droits en matière de discrimination dans l’emploi, selon son rapport d’activité publié le 4 février. Les moins de 25 ans issus de l’immigration africaine sont deux fois plus au chômage que les autres (1). Les préjugés des managers perdurent, « positifs envers les Asiatiques mais défavorables pour les Maghrébins », déplore Inès Dauvergne (2). Le gouvernement a annoncé en mai 2015 des pistes, issues d’un groupe de travail, pour rendre le marché du travail plus égalitaire. Parmi elles, la possibilité d’actions de groupe en justice, des campagnes de « testing » ou des référents égalité des chances dans les grandes entreprises. Objectif: raviver ce combat oublié, car des outils existent.

 

Pratiquer l' »auto-testing »

Norsys, par exemple, fait partie des rares sociétés qui ont à coeur de « colorer » leurs équipes. Dès 2005, la SSII a abordé ses préjugés de front. « Mes équipes ont d’abord pensé que nous ne discriminions pas, se souvient Sylvain Breuzard, le PDG. J’ai lancé un diagnostic qui a révélé que si, évidemment. » Dans le même esprit, Adecco a mené deux campagnes d’auto-testing pour évaluer ses pratiques. Depuis, « tous les salariés suivent une formation », détaille Cécile Alhinc-Camy, responsable de la lutte contre les discriminations. Casino complète ces modules par des guides managériaux. L’un des derniers publiés porte sur la diversité religieuse. « Il rappelle la loi et donne des éléments de culture générale pour faire face aux situations », indique Mansour Zoberi, directeur de la promotion de la diversité. Labellisée « La France s’engage », l’association Coexister sensibilise aussi les entreprises au fait religieux. « Elles ont intérêt à gérer intelligemment cette diversité pour ne pas se priver des talents de certains candidats », commente Victor Grezes, directeur du développement.

Recruter dans les « quartiers »

Après la formation, vient l’heure du recrutement. « Le poste de directeur de la diversité relève de la cosmétique s’il n’est pas décisionnaire sur les embauches », observe Ricardo Vita, vice-président du think tank République et diversité. Salons spécialisés, universités… Les entreprises doivent tendre la main aux candidats qui ne vont pas vers elles par autocensure ou par manque de contacts. Mozaïk RH sert d’intermédiaire entre des diplômés des « quartiers » et des employeurs. « En assurant un ‘sourcing‘ dans des zones défavorisées, on permet aux entreprises de s’engager pour la diversité des origines sans parler d’ethnie », explique Saïd Hammouche, son fondateur. Les offres d’emploi sont relayées aux jeunes par le réseau du cabinet, de l’université de Saint-Denis aux clubs de sport locaux, puis les candidats rejoignent le circuit d’embauche classique. Sur les 3000 personnes suivies depuis 2008, « de 80 à 90% ont été recrutées », assure Saïd Hammouche.

Un pionnier du CV anonyme

Avec Mozaïk RH, le Bondy Blog ou Nos quartiers ont du talent, TF1 intègre chaque année une dizaine d’apprentis. « Ces candidats n’arrivaient pas dans nos viviers car ils ne sortent pas des écoles que l’on connaît », commente Samira Djouadi, déléguée générale de la Fondation TF1. Le groupe accueille aussi des stagiaires de troisième et anime des ateliers dans les classes de banlieue pour faire naître des vocations. Seule limite à cette approche, « le prisme social des ‘quartiers’ n’aborde pas de front les discriminations contre les minorités visibles », pointe Carole Da Silva, fondatrice de l’Association pour favoriser l’insertion professionnelle (Afip). Sur ce terrain, Norsys est l’une des rares entreprises à appliquer le CV anonyme, alors même que le gouvernement a abrogé cet été la loi qui le rendait obligatoire. Chaque candidat doit aussi être approuvé par deux personnes pour « diluer les préjugés de chacune », précise Sylvain Breuzard.

Les statistiques ethniques en débat

Reste à évaluer la portée de ces efforts. « Contrairement à ce que l’on croit souvent, la France interdit de produire des statistiques sur critères ethniques mais pas de mesurer la diversité« , soutient Sonia Hamoudi, auteur d’un rapport du Conseil économique, social et environnemental (Cese) sur l’apport économique des politiques de diversité. Norsys et Casino analysent, par exemple, les patronymes des salariés. Chez le premier, le nombre de salariés d’origine étrangère aurait triplé depuis 2006 pour atteindre 15% chez les développeurs-ingénieurs et 10% chez les managers. Selon l’Insee, 11% des Français ont un ou deux parents immigrés.

Axa France propose aussi à ses recrues de renseigner anonymement leur lieu de naissance et ceux de leurs ascendants. En 2014, 27% des nouveaux embauchés pouvaient être considérés comme issus de la diversité « extra-européenne ». Problème: on ne sait rien des postes décrochés. Quant à Casino, il ne publie pas les résultats de ses études… Difficile donc, même chez les groupes à l’avant-garde, d’évaluer l’ampleur réelle des progrès, notamment dans l’accès au sommet des entreprises. « Malheureusement, il n’y a pas besoin de statistiques pour constater l’absence de diversité ethnique dans les directions », regrette Inès Dauvergne. Un défi majeur qui reste à relever.

Inès Dauvergne, responsable diversité du réseau IMS-Entreprendre pour la cité:

« La diversité ethno-raciale peut s’évaluer par des études patronymiques: on mesure la part des salariés aux noms à consonance étrangère. On peut aussi analyser les nationalités des employés et celles de leurs ascendants, ou calculer la part des salariés habitant des quartiers prioritaires. Enfin, établir la part des différents diplômes ­ université ou grandes écoles ­ renseigne aussi sur la diversité des équipes. »

(1) Jeunes issus de l’immigration: quels obstacles à leur insertion économique?, France Stratégie, mars 2015.

(2) Les stéréotypes sur les origines, décembre 2013.

 

Source: http://www.lexpress.fr/emploi/business-et-sens/les-discriminations-ethniques-au-travail-un-tabou-tres-francais_1714756.html