A. Un constat qui dérange : le racisme, grand absent des négociations sociales
Dans une étude récente publiée par la Dares (juillet 2025), Manon Torres, postdoctorante au Ceet-Cnam, révèle un paradoxe frappant : les questions ethno-raciales sont quasi absentes des négociations collectives et des accords d’entreprise en France, malgré leur impact concret sur les salariés. Pourtant, les chiffres sont accablants :
- 20 % des descendants d’immigrés et 22 % des immigrés déclarent avoir subi des discriminations liées à leur origine dans leur vie professionnelle (Ined/Insee, 2022).
- Un homme dont les parents sont originaires d’Afrique subsaharienne gagne 407 € de moins par mois qu’un homme d’origine européenne, à diplôme et expérience équivalents (Ichou & Palheta, 2023).
- Près de la moitié des réclamations reçues par le Défenseur des droits pour discriminations liées à l’origine concernent le monde du travail (CNCDH, 2023).
Pourtant, seulement 24 % des grandes entreprises ont signé un accord spécifique sur la lutte contre les discriminations, contre 95 % pour l’égalité femmes-hommes et 76 % pour le handicap. Pourquoi un tel décalage ?
B. Pourquoi les questions ethno-raciales sont-elles si peu abordées ?
L’étude de Manon Torres apporte des éléments de réponse, en analysant à la fois les accords d’entreprise et les discours des acteurs (syndicalistes, responsables RH).
1. La « déracialisation » des politiques de diversité
L’autrice montre que la lutte contre les discriminations ethno-raciales a été progressivement diluée dans des politiques plus larges de « diversité » ou de « non-discrimination ». Résultat : les accords d’entreprise se concentrent sur des critères comme le genre, le handicap ou l’âge, mais éludent les enjeux ethno-raciaux. Pourtant, comme le souligne Torres :
« le racisme au travail est un problème structurant, mais il est traité comme un non-sujet »
2. Le blocage des statistiques ethniques : un faux problème ?
En France, les statistiques ethniques sont souvent perçues comme interdites. Pourtant, il est possible de mesurer les inégalités sans recourir à des catégories raciales. Comment ?
- Utiliser les origines géographiques : la loi autorise les études basées sur le lieu de naissance des parents, par exemple. Cela permet de comparer les situations entre personnes d’origine européenne et extra-européenne, sans essentialiser les individus.
- Enquêter sur le vécu des discriminations : les entreprises peuvent interroger leurs salariés (de manière anonyme) sur leur perception des discriminations et leur sentiment d’inclusion. Ces données, croisées avec des indicateurs objectifs (salaire, évolution de carrière), permettent d’agir sans recourir à des catégories ethniques controversées.
« Mesurer les origines géographiques, c’est un moyen légal et efficace pour objectiver les discriminations. » — Défenseur des droits, Guide méthodologique (2012)
3. Le piège du déni : « Chez nous, ça n’existe pas »
Les acteurs du dialogue social (syndicats, RH) justifient souvent leur inaction par :
- « On a des salariés de toutes origines, donc pas de racisme. » → Faux. La diversité visible ne prouve pas l’absence de discriminations.
- « C’est juste des cas isolés. » → Faux. Les études montrent que les discriminations sont systémiques.
- « C’était pire avant. » → Danger. Minimiser le problème, c’est laisser perdurer les inégalités.
« Le racisme, c’est comme la pollution : même invisible, il a des effets concrets. » — Un délégué syndical interrogé dans l’étude
C. L’universalisme, un frein ou un levier ?
Contrairement à une idée reçue, l’approche universaliste française n’empêche pas de lutter contre le racisme. Elle impose simplement de ne pas essentialiser les individus en les réduisant à leur origine, mais de cibler les inégalités structurelles qui les affectent.
Comme le montre Manon Torres, les entreprises et les syndicats peuvent agir sans créer de catégories ethniques, en se basant sur des critères légaux et objectifs (origines géographiques, vécu des discriminations).
1. Comment concilier universalisme et lutte contre les discriminations ?
- Analyser les écarts : comparer les salaires, les promotions ou l’accès à la formation selon l’origine géographique.
- Agir sur les processus : identifier où se nichent les biais (recrutement, évaluation, formation…).
- Former les acteurs : managers, RH et syndicalistes doivent comprendre comment les discriminations se reproduisent.
2. 5 actions concrètes pour passer des discours aux actes
- Mesurer (sans tabou, mais avec méthode)
- Comparer les situations selon les origines géographiques.
- Lancer des enquêtes anonymes sur le vécu des discriminations.
- Former et sensibiliser
- Former les managers et RH aux biais inconscients.
- Créer des espaces de parole pour les salariés.
- Agir sur les processus RH
- Auditer les recrutements.
- Analyser les écarts de carrière.
- Sanctionner les discriminations.
- Intégrer les enjeux ethno-raciaux dans les accords existants
- Les inclure dans les textes sur l’égalité professionnelle ou la QVT.
- Fixer des objectifs chiffrés.
- S’inspirer des bonnes pratiques
- La Seine-Saint-Denis : cible explicitement les discriminations raciales.
- Les entreprises pionnières : certaines ont agi face à des demandes discriminantes.
Et maintenant ? À vous de jouer
Comme le montre l’étude de Manon Torres, le racisme au travail n’est pas une fatalité – mais pour le combattre, il faut d’abord le reconnaître, le mesurer et en parler. Les outils existent. Il manque souvent la volonté politique et collective pour les utiliser.
Si vous souhaitez avancer sur ces sujets, contactez-nous.
Etienne Allais