Les handicapés dérangent. Et fascinent. Alexandre Jollien – “physique hors norme, gestes mesurés, paroles déformées”, comme il aime se présenter – est philosophe. Ses livres témoignent du combat pour l’altérité et la différence. Il nous dit combien le regard que nous portons sur lui est parfois oppressant.

Je suis un anormal

Je suis un anormal. On l’a dit, assez. Je l’ai senti. Les mouvements des yeux qui passent à l’examen chaque parcelle de mon être me l’apprennent. Tel regard fixe le mien puis descend, là précisément où se trouve la preuve qu’il cherche : « Il est handicapé. » Ce que la plupart des gens perçoivent, c’est l’étrangeté des gestes, la lenteur des paroles, la démarche qui dérange. Ce qui se cache derrière, ils le méconnaissent. Spasmes, rictus, pertes d’équilibre, ils se retranchent derrière un jugement sans appel : voici un débile. Difficile de changer cette première impression, douloureux de s’y voir réduit sans pouvoir s’expliquer.

Soutenir les regards est un exercice quotidien. Car il s’agit bien là de s’exercer à ne pas croire le regard qui m’installe au rang de malheureux ; s’exercer à ne pas conditionner mon bonheur à l’autre. Je me souviens de cette froide journée d’hiver, grise et sombre. Dans la salle d’attente de la gare, je suis seul à attendre mon train. Une jeune femme entre alors que je déambule pour conjurer le froid. Bientôt, je m’aperçois que la braguette de mon pantalon est ouverte. Avec la discrétion qui me caractérise, je m’évertue de tirer vers le haut cette rétive. Les yeux m’épient. Peur, fuite : la jeune femme quitte précipitamment la salle. Ce regard n’a vu de moi que des gestes désordonnés. Pour elle, je n’étais qu’un handicapé, un débile. Le débile pouvait devenir dangereux. Peut-être même cachait-il un pervers ? J’entre dans le train, dépité et triste. Je la vois assise. En face d’elle, un siège vide. Tout m’invite à m’y asseoir, mû par la rage : « On va lui montrer, à cette conne… » Mais bientôt je me calme. Pourquoi la traiter ainsi de conne et ne pas supporter qu’elle me traite en handicapé. Paradoxe. Incohérence dans laquelle je trouve une invitation à la tolérance qui pourrait nourrir la délicatesse qu’elle n’a pas eue.

S’il est un handicap physique qui oppresse et qui réclame un joyeux combat pour l’assumer, il en est un plus douloureux : le handicap social. Etre jugé, réduit à l’étiquette de handicapé par le regard de l’autre. Douloureux obstacle, pénible réduction. Souvent ce regard me rappelle que je suis handicapé et ne retient de moi que ce qui dysfonctionne. Comment briser cette étiquette ? Comment convertir ce regard ? Accepter un handicap ou une faiblesse réclame un engagement constant, mais « accepter », est-ce le mot exact ? Je ne le pense pas. Devant la faiblesse est requise une posture paradoxale : d’une part, je dois m’aimer comme je suis ; d’autre part, je dois progresser, m’améliorer. Il me faut donc tout mettre en œuvre pour lutter contre le mal, assumer ce qui ne peut être changé et progresser. Rien n’est pire que la résignation béate, la capitulation prématurée.

On rejoint ici les stoïciens qui distinguaient ce qui dépend de moi et ce qui n’en dépend pas. Le combat porte, évidemment, sur ce qui dépend de moi, les progrès physiques certes, mais également le regard que je porte sur mon handicap, la façon dont je l’assume et le vis. Or, le regard que je porte sur ma faiblesse est évidemment nourri par celui que l’autre porte sur moi. Ce regard peut-être réducteur, s’il ne voit qu’un handicapé, qu’un anormal. Alors plane la tentation de me blinder, de me construire une carapace qui me mettrait à l’abri des yeux rieurs. Mais me protéger à l’excès contre la moquerie, n’est-ce pas aussi fermer les yeux qui m’aiment, m’isoler, me retrancher de la société de mes semblables, si féconds pour mon épanouissement ?

Qui suis-je pour juger, moi qui déplore les jugements trop hâtifs ? Si je ne suis pas responsable du regard des autres, je suis responsable du mien. Et je peux tout mettre en œuvre pour savourer la vie avec joie, me libérer du poids que certains regards portent sur moi. Notamment grâce à l’humour. Pourtant, difficile d’être léger, joyeux quand des yeux se font réprobateurs, méprisants, condescendants. En plus de la pitié, le handicapé subit l’infantilisation : qu’il se présente dans un restaurant, on le tutoie ; c’est auprès de la personne qui l’accompagne que l’on s’enquiert du menu qu’il a choisi ; par de discrètes attentions, c’est elle que l’on félicitera de son dévouement. Semblable humiliation, répétée et répétée, secrète la méfiance.

Un jour que je me rendais à une conférence au cours de laquelle je devais parler de Nietzsche, les organisateurs m’avaient offert une place en première classe. Je savourais l’espace, le confort, le silence. Bientôt le contrôleur surgit, m’ordonne de quitter le wagon : un handicapé ne voyage pas en première classe. L’anormal doit rentrer dans une case préétablie : il est triste, malheureux, voyageur de seconde classe. Tout est dans le regard. Alors que je change de train pour une correspondance, un jeune homme s’approche de moi, me délivre de mon bagage et s’installe à mes côtés. Nous bavardons, nous rions. Un véritable échange naît de cette rencontre. Nulle pitié, nulle peur. Deux singularités s’approchent, se reconnaissent, avec pour seul guide, l’authenticité. Tout est dans le regard. Moi, je le veux vierge, neuf, innocent, chaque matin.

C’est vous qui avez mal !

« Les personnes que nous vous présentons n’existeront peut-être plus demain, prévient Virginie Luc, journaliste et auteur d’Eloge de la différence (Editions de la Martinière). Elles représentent les derniers spécimens d’une société qui s’acharne à façonner l’homme parfait. Biotechnologie, génétique, clonage, IRM… Tout est mis en œuvre pour éradiquer “l’exception” et tendre vers le modèle unique. » Les trois témoignages que nous publions sont extraits de son ouvrage. Jeffrey, Anne-Cécile, Pascal, chacun, avec ses mots, nous parle de notre regard sur lui et de son intense désir de vivre. « Quand nous, nous avançons toujours effrayés, eux n’ont plus rien à redouter », conclut l’auteur.

Jeffrey Bell, 43 ans, Noir américain, ancien mannequin, souffre de vitiligo ou dépigmentation de la peau.
J’étais mannequin. Au début, je maquillais les encoches de blanc mais, très vite, je ne pouvais plus camoufler le mal qui progressait. J’ai dû renoncer à ma carrière. Dans la rue, dans le métro, je croisais des regards effrayés. La peur était tangible et se retournait contre moi. J’étais une exception, une curiosité. On aurait dit que les gens craignaient d’être contaminés. Certains proches avec qui je travaillais hier m’ignoraient. J’avais beau leur dire que c’était moi, Jeffrey, que j’étais le même, ils me fuyaient… Pendant des années, j’ai marché dans un cauchemar… J’ai souffert aussi longtemps que j’ai voulu être ce que j’étais. Quand j’ai compris que la nature avait fait son chemin et que ses pas étaient irréparables, j’ai pu alors me mêler au mouvement de la vie. Et les regards meurtriers, je n’ai plus de temps pour les disséquer. »

Anne-Cécile Lequien, 26 ans, Française, amputée de trois membres, juriste et championne de natation.
« La plupart des gens dans la rue se retournent sur moi. Des regards qui me dévisagent et qui me fuient en même temps. Surtout ceux des adultes. Le regard des enfants est très curieux mais pas malsain. Celui des adultes est plus douloureux. Regard perçant, qui fuit quand le mien cherche à le rencontrer. C’est devenu un jeu pour moi. Soutenir un regard, relever le défi. A qui tiendra le plus longtemps ! Je gagne souvent. » Mais pas toujours, pas le jour où cette vieille dame s’approche d’Anne-Cécile dans la rue et lui tend de l’argent. « Je rentrais à pied du collège, je suis restée interdite. J’ai refusé. Je ne comprenais pas pourquoi. Son regard était empli de pitié. Je ne suis pas malheureuse ! Je ne veux pas faire ressentir de la pitié. Les gens ont peur de la différence. Certains n’ont jamais vu un être comme moi. C’est à moi de les rassurer. »

Pascal Kleiman, 36 ans, Français, né sans bras, disc-jockey, père d’un petit garçon de 3 ans, vit en Espagne.
Ma souffrance n’est que la vôtre. Moi, je n’ai jamais été un autre. Je n’ai jamais rêvé de bras. C’est vous qui avez mal… Mes parents ont toujours considéré comme des ghettos les lieux réservés aux handicapés. J’ai donc suivi une scolarité normale, assis sur une chaise sans pieds posée sur un carré de moquette. » Et puis, l’université de Toulouse, une licence en droit, la révolution de l’adolescence. « C’est à cette époque que j’ai ressenti avec rage et violence mon handicap. J’avais 16 ans. J’étais fou amoureux d’une fille mais elle ne pouvait pas, “à cause de ça”. J’ai pleuré comme jamais. » Derrière ses platines, c’est là qu’il se sent le mieux. « Deux ou trois disques, et les gens m’oublient. Ils ne prêtent plus attention à ma bouche qui joue avec les manches sur les sillons de vinyle, à mes pieds qui règlent les boutons des amplis… Ils dansent et ça vibre à travers moi. »

Pourquoi ils nous dérangent

S’il nous est si difficile d’être naturel devant eux, c’est parce que les handicapés incarnent le semblable auquel on ne veut surtout pas ressembler. Ils nous parlent physiquement, avec violence, de ce que l’on aimerait dissimuler : nos failles, nos faiblesses.

« Pourquoi le monsieur est sur une chaise qui roule ? Il est malade ? Je peux le pousser ? » demande innocemment un petit garçon de 4 ans. Embarras de la mère qui s’excuse vaguement et s’enfuit en traînant son fils derrière elle ! Curiosité de l’enfant, gêne de l’adulte, face à cette personne qui ne « fonctionne » pas tout à fait comme les autres.

Un jeu de miroir effrayant
Et si « ça » m’arrivait ? Et si, moi aussi, je perdais « quelque chose » de moi ? Son apparence nous renvoie avec brutalité à notre fragilité, aux failles que nous nous efforçons d’oublier. Ce n’est pas un hasard si nous plaquons indifféremment l’étiquette « handicapé » sur des individus aussi divers que les aveugles, les trisomiques, les polyhandicapés de naissance ou depuis un accident, les malades mentaux… Cet « étiquetage » témoigne de notre désir inavoué de créer une frontière infranchissable entre nous, les normaux, et ceux qui ne sont pas dans la bonne norme. Et le spectacle du handicap est encore plus intolérable en un siècle où le corps jeune, dynamique, belle mécanique bien huilée, est un sésame pour être accepté.

Pour la théorie freudienne, c’est à la fin du complexe d’Œdipe, vers 6 ans et demi-7 ans – une période essentielle à la construction de notre identité – que nos comportements face à la différence se rigidifient. Plus notre conscience de soi s’affirme, plus la conscience de l’autre, du différent s’accroît. Et si cette altérité radicale que représente la personne handicapée est dérangeante, c’est parce qu’elle se produit à une phase de notre développement « perturbante ». Avec l’intégration de l’interdit de l’inceste, les sentiments amoureux que l’enfant éprouve pour sa mère ou son père (selon son sexe) se transforment en culpabilité, expliquent les psychanalystes. Et cette culpabilité, chassée dans l’inconscient, va produire divers symptômes anxieux. La crainte d’être puni pour nos désirs incestueux peut notamment se traduire par l’angoisse d’être atteint dans son corps. On comprend ainsi pourquoi la vision d’un autre, privé de la vue, de la parole, entravé dans ses mouvements, dans son autonomie va être ressentie comme une menace pour soi-même.

De la gêne à la maladresse
On n’est jamais aussi bien effrayé que par sa propre imagination. Les pensées que nous prêtons, en toute ignorance, aux personnes handicapées ne sont pas pour rien dans l’embarras qu’il nous arrive de ressentir en leur présence. Ainsi, en constatant qu’un non-voyant ou une personne en fauteuil roulant s’apprête à traverser une rue, beaucoup d’entre nous ressentent une gêne aussitôt suivie d’une foule de questions sur le comportement qu’il serait judicieux d’adopter. Que dois-je faire ? Lui proposer mon aide ? Comment ? N’est-il pas plus respectueux de faire « comme si de rien n’était » ?

Pour apaiser ma conscience, je lui proposerais bien mon aide, mais ne va-t-il pas se vexer, m’envoyer promener en me répondant qu’il a l’habitude de se débrouiller seul ? De plus, tenter de l’aider, n’est-ce pas le renvoyer à son infirmité ? Très égoïstement, je préférerais passer mon chemin, mais là, je pourrais être taxé d’indifférent, et donc me sentir coupable. En réalité, la meilleure solution consisterait à interroger le principal intéressé sur ce qu’il souhaite, mais peu d’entre nous osent le faire, s’imaginant que communiquer avec quelqu’un qui se trouve du mauvais côté de la norme est impossible. Comme si le handicap faisait de celui qui le porte un être forcément privé de la raison, ne pouvant en aucun cas être tenu pour un sujet à part entière. Une perception de la personne handicapée, destinée, inconsciemment, à nous rassurer sur notre propre « normalité ». Comme si, au fond, nous n’y croyions pas nous-mêmes.

Source: http://www.psychologies.com/Moi/Moi-et-les-autres/Relationnel/Articles-et-Dossiers/Handicap-Vous-me-prenez-pour-un-debile-!#1