EXCLUSIF – Un rapport réalisé par Hakim El Karoui à partir d’une enquête commandée à l’Ifop par l’Institut Montaigne met en évidence la bonne intégration de la population musulmane, mais aussi l’inquiétante rupture des plus jeunes avec les valeurs républicaines.
Comment les musulmans vivent-ils en France? Quels sont leurs rapports à l’islam, à la société, à la politique et aux lois de la République? Un rapport réalisé par Hakim El Karoui à partir d’une enquête commandée à l’Ifop par l’Institut Montaigne – cercle de réflexion privé d’obédience libérale – et publié en exclusivité par le JDD -, apporte à ces questions des réponses d’une précision inédite. Pendant neuf mois, l’Institut Montaigne (qui milite depuis longtemps en faveur des statistiques ethniques et du CV anonyme) a fait interroger la population musulmane sur des dizaines de points, sous le contrôle scientifique d’Antoine Jardin, docteur en science politique et ingénieur de recherche au CNRS. C’est ainsi un autoportrait rigoureux et original des musulmans qui se dégage, avec ses surprises, ses confirmations et ses contradictions.
Moins nombreux qu’on ne le dit, mais des jeunes
Ils seraient entre 3 et 4 millions. L’Institut Montaigne ose un chiffre sur la présence – souvent fantasmée – de musulmans dans notre pays. On est loin des 8% à 10% de la population brandis parles théoriciens catastrophistes du « grand remplacement ». Selon l’Ifop, ils représenteraient 5,6% des plus de 15 ans vivant en France, et 10% des moins de 25 ans. Il s’agit donc d’un groupe social particulièrement jeune : 84% ont moins de 50 ans. L’âge moyen s’établit à 35,8 ans (il est de 53 ans chez ceux qui se déclarent chrétiens et de 43 ans pour les « sans religion »). Contrairement à une idée reçue, les conversions à l’islam de jeunes dont les parents ne sont pas musulmans apparaissent deux fois moins nombreuses que les « sorties » de l’islam – c’est-à-dire la désaffiliation de jeunes issus de familles musulmanes. Si l’adhésion au mode de vie français semble majoritaire, les femmes se montrent plus conservatrices que les hommes en matière de mœurs : seules 85% d’entre elles acceptent d’être soignées par un médecin de sexe opposé alors que 97% des hommes y consentent ; 59% des femmes feraient la bise à un homme, quand l’inverse est vrai à 77% ; et à peine 56% des musulmanes approuvent la mixité dans les piscines, que les hommes acceptent à 75.
Une majorité de laïcs, un tiers de « rigoristes »
La population musulmane est marquée par la ferveur de sa jeunesse. Les rites (prière, pèlerinage…) et les interdits (alcool, porc…) sont plus respectés à présent qu’il ne ressortait des études comparables réalisées par le passé*. Pour mesurer la religiosité des musulmans, l’Ifop a classé les personnes interrogées selon leurs pratiques et leur attachement au port du voile, à la consommation de viande halal et à la laïcité. Ce tri statistique a mis en relief trois profils principaux.
D’abord les « sécularisés » (46%), totalement laïcs même lorsque la religion occupe une place importante dans leur vie. Ensuite, les « islamic pride » (fiers de leur religion, 25%), qui se définissent avant tout comme musulmans et revendiquent l’expression de leur foi dans l’espace public, mais rejettent le niqab et la polygamie. Ils respectent la laïcité et les lois de la République. Enfin les « ultras » (28%), qui ont un profil autoritaire. Certains vivent en rupture avec les valeurs républicaines, plébiscitent le port du niqab ou de la burka et la polygamie. Ils semblent surreprésentés parmi les jeunes (50% des moins de 25 ans, 20% à peine chez les plus de 40 ans), les inactifs et les précaires… Signe d’autant plus inquiétant que les auteurs de l’étude postulent qu’il s’agit d’un effet de génération, qui ne s’atténuerait donc pas avec la maturité.
Moins diplômés et plus précaires que la moyenne
La jeunesse de ce groupe social explique en partie la proportion importante d’inactifs (36%), hors chômeurs et retraités. Les musulmans sont fortement touchés par la précarité : 15% sont sans diplôme et 4% seulement sont cadres. En revanche, Laurent Bigorgne, directeur de l’Institut Montaigne, souligne qu’un « rattrapage social » est en cours. Le nombre de diplômés est supérieur à celui attendu au regard de la catégorie sociale et professionnelle de leurs parents. Plus de 10 % atteignent le niveau bac + 5. Une classe moyenne et supérieure semble largement constituée. Une majorité (55%) ont un CDI et 10% sont fonctionnaires.
Le halal et le voile, marqueurs d’identité
La consommation de viande halal apparaît centrale dans la vie des musulmans de France : 80% des pratiquants et 67% des non-religieux considèrent que les enfants devraient pouvoir manger halal dans les cantines scolaires – avis partagé quels que soient le niveau d’études, la situation professionnelle et l’âge.
Les musulmans sont plus divisés sur la question du voile, qui reste cependant un point de convergence identitaire : 60% des sondés estiment que les jeunes filles devraient pouvoir porter le voile à l’école et au collège contre 37% des non-musulmans… Une conclusion s’impose : douze ans après la loi, l’interdiction des signes religieux dans les collèges et les lycées ne convainc pas les musulmans. En dehors de l’école, 65% sont favorables au port du voile et même 24% à celui du niqab! Autre surprise : les femmes semblent plus favorables au voile que les hommes : elles ne sont que 18% à le rejeter, contre 26% des hommes.
Un tiers des femmes disent qu’elles portent ou porteraient le voile si elles le pouvaient. Selon l’Ifop, en quinze ans, cette proportion aurait augmenté de 11 points… Toutefois, la pratique ne reflète pas ces positions doctrinales : le port du voile reste minoritaire ; 57% des femmes assurent n’en avoir jamais porté, 7% l’auraient coiffé puis abandonné.
Ils fréquentent peu les lieux de culte et ignorent le CFCM
Un tiers des musulmans ne se rendent jamais à la mosquée, un tiers pour les fêtes religieuses, 29% s’y rendent chaque semaine dont le vendredi et 5% quotidiennement. Ces chiffres méritent d’être médités, au moment où le gouvernement tente une nouvelle fois d’organiser l’islam de France autour des lieux de culte. La plupart des musulmans (68 %) ne connaissent pas le Conseil français du culte musulman (CFCM) ; seuls 16 % se sentent représentés par Dalil Boubakeur, recteur de la Grande Mosquée de Paris et ancien président du CFCM, ou par le très médiatique imam de Bordeaux, Tareq Oubrou. Théologien controversé, Tariq Ramadan recueille lui plus de suffrages (37%). Il semble davantage perçu comme une figure de l' »islamic pride » que comme une référence religieuse. À peine 12 % des sondés se sentent représentées par l’UOIF (Union des organisations islamiques de France), dont Tariq Ramadan est pourtant proche…
Lorsqu’ils cherchent une information sur l’islam, 80 % des musulmans questionnent leur famille, 70 % ont recours à Internet et 47% sollicitent un imam. Le CFCM, lui, vient de fermer son site Web…
Peu engagés, ils ne croient pas au vote communautaire
Mis à part leurs comportements religieux, les musulmans ont les mêmes rêves que la population française dans son ensemble. Leur principale préoccupation est l’emploi. Ils aspirent à être fonctionnaires, propriétaires, et espèrent des études longues pour leurs enfants – les filles comme les garçons. Ils trouvent qu’ils paient trop d’impôts et que les chômeurs « pourraient trouver du boulot s’ils le voulaient vraiment ».
Cependant, ils sont moins engagés dans la vie civique que leurs concitoyens : un quart de la population française se déclarant musulmane ou d’ascendance musulmane en âge de voter n’est pas inscrite sur les listes électorales et un tiers de ceux qui sont inscrits n’ont pas voté en 2012 pour un des deux candidats du second tour. Traditionnellement plutôt de gauche, ils ont pour la plupart choisi François Hollande. Aujourd’hui, 45% se situent « ni à droite ni à gauche ».
Pour la présidentielle de 2017, un musulman sur deux seulement se dit certain d’aller voter (contre 62% de l’ensemble des Français) et l’enquête de l’Ifop contredit nettement l’hypothèse d’un vote communautaire ; à la question : « S’il y a un candidat musulman, votez-vous systématiquement pour lui? », 78% des musulmans répondent non. La modération de leur engagement explique sans doute le peu d’intérêt que ces électeurs potentiels inspirent aux politiques, qui parlent pourtant beaucoup d’eux. Les musulmans se sentent d’ailleurs de plus en plus discriminés (38%, alors qu’ils étaient 32% après le 11 septembre 2001). Mais un chiffre témoigne de leur confiance dans la République : 47% pensent qu’à l’avenir la France pourrait faire entrer un musulman à l’Élysée.
* L’Ifop a pris comme référence l’ESS de 2014 (European Social Survey), Ifop pour Le Monde en 2009, CSA pour La Vie en 2006.