Hé oui, on entend encore des «mon p’tit», des «cocotte», «mistinguette»et autre «baby» ou «darling» (un renouvellement du genre) lancés à la face des salariées. Il y a aussi les remarques sur le physique, comme celle-ci faite à une chargée de production : «Bon, vous, si je vous ai choisie, c’est surtout parce que vous êtes grande, blonde, plutôt mignonne. Ça passe bien quand on va chez le client.» Ces absurdes préjugés chez un consultant : «En tant que femme on s’attend à ce que vous ayez un minimum de sens artistique !» Des requêtes dégradantes dans la restauration : «Tu devrais t’habiller un peu plus comme une… comme une pute, enfin tu vois quoi…» C’est encore sans compter avec des réflexions qu’on aurait crues d’un autre âge lancées à cette auteure de documentaires radio : «Le documentaire, c’est pour les femmes de médecins qui n’aiment pas le macramé.»
Le constat est là : les manifestations de sexisme «ordinaire», sans doute le plus pernicieux, se constatent à la pelle, dans des entreprises de tous secteurs et de toutes tailles, des salles de réunion aux open spaces, en passant par les machines à café. Comment dire «stop» ? C’est le propos du colloque qui se tient ce jeudi à Paris, avec interventions de la ministre des Affaires sociales, Marisol Touraine, et de la Secrétaire d’Etat chargée des Droits des femmes, Pascale Boistard. Aux manettes : le Conseil supérieur de l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes (CSEP) et sa secrétaire générale, Brigitte Grésy. C’est elle qui, dès 2009, mettait les pieds dans le plat avec un Petit Traité contre le sexisme ordinaire (1) avant de mettre au point un plan d’attaque sur «cette question loin d’être mineure» mais objet d’un «déni». Car «autant le racisme et l’homophobie ont désormais droit de cité dans l’entreprise et sont des notions relativement consensuelles, autant le mot sexisme n’apparaît quasiment jamais. On peut dire d’un homme, il est « macho », mais ça s’arrête là. Au fond, on utilise des termes familiers et non juridiques pour mieux le dénier.» Voire le renier. Il suffit ? C’est parti.
Faire sauter le déni
Du mépris, des personnes (les femmes, le plus souvent) réduites à leur sexe plutôt qu’à leurs compétences, de «l’humour» soi-disant potache, des propos irrespectueux… Aussi fourbe que polymorphe, ce «sexisme ordinaire» passe encore entre les mailles du filet législatif. Tandis que les discriminations en raison du sexe (le harcèlement moral ou les agressions sexuelles) sont aisément ciblées, ces formes plus sournoises de sexisme sont davantage banalisées, minimisées. Ainsi, en mars 2015, un rapport du Conseil supérieur de l’égalité professionnelle relevait que«si le cadre normatif français permet d’appréhender les formes les plus graves ou les plus manifestes du sexisme, la question se pose de savoir s’il permet de traduire la réalité des situations de sexisme ordinaire». «Le sexisme flagrant et hostile est bien connu même s’il n’est pas assez combattu, pas le sexisme ordinaire», juge quant à lui Benoît Dardenne, vice-président du département de psychologie à l’université de Liège (Belgique).
Les chiffres sont là : selon le CSEP (2), 80 % des femmes salariées sont régulièrement confrontées à des attitudes ou à des décisions sexistes. Les blogs, réseaux sociaux et sites spécialisés regorgent d’ailleurs de témoignages qui les attestent. Et il y a urgence : 93 % des salariées estiment, selon le même rapport, que leur sentiment d’efficacité se trouve amoindri par l’exclusion ou la perte de confiance en elles qui en résulte.«C’est très difficile de travailler dans un tel contexte, déplore Sophia, 27 ans. On a vraiment l’impression que notre travail vaut moins que celui d’un homme. On doit donc en faire deux fois plus pour leur prouver le contraire.»
Autre effet néfaste : le sexisme ordinaire est parfois le prélude à bien pire : «Les propos misogynes et sexistes constituent un terreau favorable au harcèlement sexuel, qui commence par des propos déplacés, graveleux, ou encore des réflexions sur la tenue vestimentaire, avertit Laure Ignace, juriste au sein de l’Association européenne contre les violences faites aux femmes au travail (AVFT). Le problème, c’est que l’omniprésence de telles remarques dans le quotidien des femmes a fini par élever leur seuil de tolérance.»
Mesdames, réveillez-vous
«Souvent, les victimes pratiquent l’évitement, la fuite, l’euphémisation, le blanchiment… Et se disent « c’est pour me tester, me bizuter »», déplore Brigitte Grésy. «Il faut conscientiser, sensibiliser. Et pas seulement les hommes : les femmes aussi !» renchérit le psychologue Benoît Dardenne. Un provocateur ? Non. Un spécialiste du «sexisme bienveillant», le plus subtil et le plus difficile à repérer. «Par exemple : nous allons au resto, et je paie car vous êtes une femme et que je présuppose que vous n’avez pas autant de moyens financiers que moi. Ou je vous explique des équations mathématiques et je vais lentement, bien plus lentement qu’avec un homme.»
Et alors, c’est grave professeur Dardenne ? Le «oui» est net. «Si je procède ainsi, je ne me comporte pas avec vous de personne à personne, mais comme membre d’un groupe à un autre (les hommes, les femmes). C’est vicieux et cela induit une forme de dépersonnalisation. Je vous traite comme un objet. Et le souci, c’est que certaines femmes soutiennent ce genre de sexisme bienveillant. Et cela a été démontré par plusieurs études, notamment conduites par mon département.» Mais comment se fait-ce ? Pourquoi les femmes ne sont-elles pas plus remontées ? Victimes de stéréotypes très intériorisés, elles ont tendance, selon Benoît Dardenne, «à soutenir l’idéologie du groupe dominant»,celui des hommes. Et à rester «à leur place». «On a, par exemple, observé des choses étonnantes à la faculté de Liège, explique le chercheur. Des jeunes femmes postulant à des études d’ingénieures mettent en avant leur sociabilité avant leurs compétences intellectuelles ! Il faut vraiment que les femmes participent à cette prise de conscience.»
Mais que fait la loi ?
«Le mot sexisme doit être codifié et intégré au code du travail. Il faut que les juges s’en emparent et les employeurs aussi», lance Brigitte Grésy qui se réjouit que ce mot soit – enfin – apparu «par hasard», mais en catimini, dans un amendement à la loi Rebsamen sur le dialogue social et l’emploi à l’été 2015. Désormais : «Nul ne doit subir d’agissement sexiste, défini comme tout agissement lié au sexe d’une personne, ayant pour objet ou pour effet de porter atteinte à sa dignité ou de créer un environnement intimidant, hostile, dégradant, humiliant ou offensant.»
Affaire réglée donc ? Pas vraiment. Un certain scepticisme règne quant à l’application concrète de cette nouvelle disposition : «Il faut maintenant la faire connaître aux DRH et aux partenaires sociaux», soutient Brigitte Grésy, qui s’apprête aussi – d’ici deux mois – à fournir des «kits» de lutte contre le sexisme à intégrer dans les règlements intérieurs. «Il y a un véritable manque de prévention en entreprise comme dans la société en général», observe Laure Ignace, de l’AVFT. Seules quelques boîtes s’y mettent doucement. Pour les y inciter, la lutte contre le sexisme vient d’être intégrée au cahier des charges des «labels égalité» récompensant les plus vertueuses. Le groupe Randstad a, par exemple, banni les blagues sexistes en son sein sous peine de sanction et choisi de former ses managers. «Sur le papier, tout le monde s’oppose au sexisme, observe Aline Crépin, en charge de la responsabilité sociétale du groupe. Mettre en place des jeux de rôle lors de formations permet de se confronter à nos propres stéréotypes et donc de les déconstruire.» La machine à vaincre le sexisme ordinaire va-t-elle enfin tourner à plein régime ?
Pour Béatrice Ouin, rapporteure d’un récent avis du Comité économique et social européen (Cese) sur le sexisme au travail, il faut d’emblée aller plus loin : «L’Europe n’est pas un îlot isolé. Si l’on veut faire progresser l’idée que le sexisme est une atteinte à la dignité, pourquoi ne pas le faire à l’échelle internationale ?» Son idée ? Faire établir par l’Organisation internationale du travail (OIT) une norme proscrivant nommément le sexisme en entreprise. En novembre, le conseil d’administration de l’OIT avait accepté d’inscrire cette question à son ordre du jour pour 2018… sauf que le mot «sexisme» semble s’être déjà évaporé en cours de route. «Il apparaîtra sans doute par la suite dans le détail de la future norme internationale», espère de son côté Manuela Tomei, en charge des conditions de travail et de l’égalité à l’OIT. D’ici là, l’institution doit constituer un groupe d’experts, qui se réunira en octobre. Miracle en vue ?
(1) Albin Michel
(2) http://femmes.gouv.fr/wp-content/uploads/2015/03/RAPPORT-CSEP-V7BAT.pdf
«On subit en silence»
Cécile, 35 ans, travaille dans la communication :
«Le sexisme ? C’est ce président qui, de passage dans mon bureau, me dévisage avec insistance puis me demande si j’ai perdu du poids. Au lieu de lui répondre d’aller bien se faire cuire le cul, je dis que non. Il répond : «Levez-vous que je puisse voir ?» C’est ce directeur qui, un jour où j’aérais mon bureau, me demande si je suis «en chaleur». Ce sont tous ces commentaires salaces sur l’une ou l’autre collègue («son ptit cul, j’en mangerais bien un morceau») auxquels on est pris à témoin sans pouvoir réagir. Il y a un tel sentiment de minorité, d’isolement y compris entre femmes, qu’on a l’impression que si on dénonce ces situations et propos, on va être mis au pilori et compromettre sa carrière. Alors on subit en silence.»
«Le café, c’est les femmes»
Amaury, 35 ans, fonctionnaire :
«Voici quelques morceaux choisis dont j’ai été témoin… Mon directeur était dans mon bureau quand un de mes collègues vient le prévenir qu’une candidate pour un stage l’attend pour un entretien. Sa réponse ? «J’espère qu’elle est culbutable !» Il n’y a pas de café pour une réunion du directeur ? Demandons à n’importe quelle femme du service d’en faire ! Même si elle est occupée et que ledit directeur a une machine dans son bureau… Ou encore, à propos de l’échec d’un projet : «Voilà ce qui se passe quand on confie du travail sérieux à une femme !» Une collègue (ingénieure) passe avec un plateau et deux tasses. Le directeur technique : «Enfin, t’as trouvé un travail à la hauteur de ton statut. Serveuse, c’est le maximum qu’on puisse espérer des femmes…»»